Au dernier Festival de Cannes, il serait presque passé inaperçu. Entre Hors-la-loi et sa polémique sulfureuse, Des hommes et des dieux et ses interrogations métaphysiques sur la foi, Tournée et son ambiance survoltée de cabaret, ou encore Outrage et ses guérillas de Yakusas déjantés, cette histoire de sexagénaires tranquilles, centrée sur un vieux cottage anglais, s'annonçait aussi palpitante qu'une tasse de thé tiède par un après-midi de pluie...

Et pourtant, derrière cette façade de long métrage modeste, de film a priori mineur d'un grand réalisateur, se cache un chef d'oeuvre d'une finesse et d'une humanité infinies...

Réalisé par Mike Leigh, Another Year raconte une histoire si familière qu'elle nous concerne tous sans exceptions. Celle d'un couple, équilibré et solide, à l'automne de sa vie, et celle de ses amis, éperdus et fragiles, occupés à lutter contre le vide de leurs propres vies, terrifiés par la solitude et la mort, prêts à s'accrocher à chaque lambeau d'espoir pourtant vite déçu...

À l'héroïne trentenaire de Happy-Go-Lucky, celle qui avançait bille en tête avec l'espoir d'un avenir couleur d'arc-en-ciel, Mike Leigh a préféré cette fois des antihéros deux fois plus vieux, deux fois plus sages, mais deux fois plus angoissés par cette fin qui s'approche un peu plus, chaque jour, chaque saison...

Un portrait sans concession, mais peint avec une telle sensibilité qu'il n'en est que plus poignant... En l'espace d'un film, a priori banal, le cinéaste britannique réussit la prouesse de raconter le temps qui passe, les regrets, les remords et les erreurs sans cesse renouvelés, et cette vie qu'on ne peut plus rattraper...

Le printemps pointe son nez sur la banlieue londonienne. Gerri (Ruth Sheen), conseillère médicale, et Tom (Jim Broadbent), géologue, forment un couple stable depuis des décennies. À leurs heures perdues, après le travail et les week-ends, ils se retrouvent dans leur petit jardin, qu'ils cultivent avec plaisir et patience. Il suffit de les observer quelques secondes, assis sur un banc en bois dans la petite cabane au fond de leur potager, pour savoir qu'ils s'aiment et qu'ils sont heureux, ce qui est loin d'être le cas de leur entourage...

Leur fils Joe (Oliver Maltman), un juriste de 30 ans, s'inquiète d'être encore célibataire à l'heure où tous ses amis se marient. La collègue de Gerri cherche aussi l'âme soeur et aimerait bien ravir le coeur de Joe. Seulement à plus de cinquante ans passés, Mary (Lesley Manville) n'arrive ni à accepter son âge ni à cesser de séduire des hommes plus jeunes...

Ken (Peter Wight), lui, a laissé tomber depuis longtemps toute velléité de plaire aux femmes, jeunes ou vieilles. Alors il boit, bien plus que de raison, il mange, inlassablement, et déprime, au point de sangloter régulièrement dans les bras de son ami Tom. Mary, elle, virevolte entre hystérie et dépression. Extravertie tendance écervelée, elle enchaîne les achats compulsifs et les fantasmes à moitié assumés, noie ses angoisses dans l'alcool, et rêve d'amour comme à ses vingt ans. Seulement elle en a le triple, et sait bien que la mort n'est plus si loin, tout comme Ronnie (David Bradley), totalement dévasté par la perte de sa femme...

«La vie n'est pas toujours très gentille, n'est-ce pas»? Quand elle prononce cette phrase, Gerri, la mère et l'épouse comblée, a des accents de compassion surprise. Car la méchanceté, la dureté, la misère de la vie, son mari et elle y ont échappé. Comme dans leur cabanon au fond du jardin, ils l'ont traversée à deux, protégés, bien au chaud l'un contre l'autre. Mais les autres, les esseulés, sont toujours sujets à sa violence, de plein fouet.

Que ce soit Joe, Ken ou Ronnie, ils encaissent mal la solitude, chacun à leur manière, le premier avec l'espoir de la jeunesse, le second avec la fatalité du dépressif et le dernier avec la pudeur du deuil. Mais pour tous, le choc est horrible, le présent insoutenable et l'avenir, terrifiant. Et nulle autre que Mary ne l'exprime aussi bien.

Sa joie de vivre exagérée, ses crises de panique alcoolique, ses tirades enjouées qui finissent en silences, ses regards qui chavirent en souffrance, tout chez elle indique le mal de vivre, l'angoisse d'être seule, de finir seule, loin de ce bonheur indécent, apparemment simple et confortable, que partagent Gerri et Tom.

Pour elle, comme pour ses autres personnages, Mike Leigh parvient à tracer en quelques scènes, des portraits d'hommes et de femmes drôles et touchants, sans artifice ni surenchère.

Et sa troupe d'acteurs y est pour beaucoup: de Jim Broadbent à David Bradley, en passant Ruth Sheen, tous ont participé aux dialogues et au scénario par des séances d'improvisation chères au réalisateur. Avec une mention spéciale à la Lesley Manville qui incarne Mary avec un talent époustouflant, en véritable équilibriste de l'émotion brute...

Grâce à elle et à ses comparses, le dernier long métrage de Mike Leigh est loin de passer inaperçu. Au contraire, Another Year est l'un des films les plus bouleversants de l'année. Avec des personnages qui nous ressemblent tant qu'on a l'impression de les connaître par coeur et qu'on se souviendra d'eux, pendant encore des années...