Quand il fut révélé au monde il y a près d’une vingtaine d’années grâce au film de Bigas Luna Jamon Jamon, Javier Bardem a marqué les esprits en imposant une présence virile, dotée d’un taux élevé de pure testostérone.

À l’époque, les cinéastes espagnols avaient d’ailleurs tendance à confiner le comédien aux rôles de belles bêtes coincées dans des situations sentimentales impossibles, tant dans les drames que les comédies.

Puis, comme le faisait remarquer joliment la journaliste du Télérama Juliette Bénabent dans un récent article, il semble que le centre de gravité du corps de l’acteur «se soit déplacé vers le haut» à mesure qu’a progressé sa carrière. Javier Bardem a su très vite jouer de sa masculinité autrement. Il a en outre souvent choisi de prêter ses traits à des personnages fragilisés sur le plan psychologique (Before Night Falls), parfois aussi sur le plan physique (En chair et en os, La mer intérieure).

«J’ai du mal à mesurer le chemin parcouru, confiait l’acteur au cours d’une entrevue accordée à La Presse au Festival de Toronto. Pour moi, tout cela est un peu irréel. Jamais je n’aurais pu imaginer la tournure qu’allait prendre ma vie. Avant Jamon Jamon, je n’avais joué que de petits rôles au théâtre et à la télévision. En travaillant sous la direction de Bigas Luna, j’ai eu la chance de voir un vrai cinéaste à l’œuvre pour la première fois. Mais je ne pensais jamais pouvoir gagner ma vie avec ça. Même aujourd’hui, il y a toujours cette crainte, tenace, de voir tout s’arrêter du jour au lendemain, de ne plus pouvoir vivre de ce métier. Le syndrome de l’imposteur sans doute.»

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Rien à craindre de ce côté pour l’instant. Javier Bardem a développé une telle polyvalence au fil des ans qu’on le réclame depuis longtemps dans des films de tous les styles. Du coup, il a pu moduler son talent sur tous les registres, en compagnie des plus grands. D’Almodovar à Schnabel, de Michael Mann aux frères Coen, en passant par Milos Forman et Woody Allen, les cinéastes les plus réputés se l’arrachent.

Du sur mesure

Alejandro Gonzalez Iñarritu a écrit Biutiful en imaginant dès le départ l’acteur dans la peau d’un homme qui, prenant conscience de l’héritage qu’il veut léguer à ses enfants, tend à devenir un meilleur être humain, malgré le contexte très difficile dans lequel il évolue.

«J’aime profondément les films d’Alejandro, précise Javier Bardem. Il m’avait d’abord dit qu’il écrivait quelque chose pour moi, sans me donner plus de détails. J’appréhendais un peu. On appréhende toujours un peu ce qui vient des gens qu’on aime beaucoup. On veut que ça nous plaise, que ce soit bon. D’autant plus qu’Alejandro a toujours su tirer le meilleur des acteurs avec qui il a travaillé. À la lecture, toutes mes craintes se sont estompées tellement je me suis attaché rapidement à cet homme, tant sur le plan émotif qu’intellectuel. À travers cette histoire, Alejandro aborde des thèmes essentiels de l’existence.»

Bien qu’enthousiasmé à l’idée de se fondre dans un univers aussi fort, l’acteur espagnol était toutefois bien au fait du caractère exigeant du rôle. Auquel il a impérativement dû tout donner de lui-même. Uxbal, le personnage du film, est un père qui élève seul ses deux enfants dans un quartier crasseux de Barcelone. Impliqué auprès d’immigrants clandestins africains travaillant à la solde d’entrepreneurs chinois, Uxbal est aussi médium à ses heures et accompagne dans la mort des malades en phase terminale. Jusqu’au jour où il doit faire face à sa propre mortalité.

«Ce qui m’a frappé au départ, c’est cette espèce de convergence de plein de thèmes réunis à l’intérieur d’un même homme, explique l’acteur. Qui tend vers la compassion. Bien sûr, ce fut un tournage exigeant. Il a duré cinq mois, six jours par semaine, treize heures par jour. Par moments, je me suis senti très vulnérable. J’ai tenté de me détacher d’Uxbal pendant le tournage, sans toujours y parvenir. Au fil des ans, j’ai appris qu’il ne servait à rien de se perdre soi-même pour tenter de se glisser dans la peau d’un personnage. Cela n’enrichit la performance d’aucune manière. On perd même le fil, la perspective. Biutiful est un film important pour moi car j’ai tenté de mettre tout cela en pratique. Certains jours, j’y suis arrivé; d’autres jours, non. Mais le fait est qu’en tant qu’acteur, ce fut toute une aventure. Je n’en suis pas sorti tout à fait le même.»

 

Comprendre la nature humaine

La vision que Javier Bardem entretient du métier est toutefois resté la même depuis le début.

«J’ai commencé à jouer à l’adolescence car j’y voyais une façon de me rapprocher des gens, d’explorer, de chercher à comprendre la nature humaine. Maintenant que j’ai franchi la quarantaine, je peux difficilement dire que je suis le même homme mais à la base, la motivation reste toujours la même. Et je tends aussi toujours vers la compassion.»

Lauréat de l’oscar du meilleur acteur de soutien il y a deux ans grâce à sa performance dans No Country for Old Men (Ethan et Joel Coen), Javier Bardem est cette année en lice dans la catégorie du meilleur acteur.

Le programme s’annonce par ailleurs chargé pour ce nouveau papa. L’acteur tient notamment le rôle principal dans le film qu’a tourné Terrence Malick (The Thin Red Line) à l’automne (toujours sans titre), et il se mesurera à Daniel Craig dans le prochain James Bond (que réalisera Sam Mendes).

«Je n’en reviens tout simplement pas de la chance que j’ai!», conclut-il avec un large sourire.

Biutiful prend l’affiche le 18 février en version originale espagnole avec sous-titres (français ou anglais) et en version doublée française.