Vêtu d'un complet à la coupe impeccable et monté sur un cheval blanc, le cinéaste Alejandro Jodorowsky avait fait sensation dans les rues du Vieux-Montréal où il s'était brièvement promené à l'hiver 1974. C'est le producteur Roch Demers qui lui avait fourni le cheval et qui avait invité Jodorowsky à Montréal pour le lancement d'El Topo, son troisième film après Fando et Lis et La montagne sacrée

À l'époque, les cinéastes, cinéphiles de même que quelques rois du rock comme John Lennon ne juraient que par El Topo, western métaphysique et film-culte de ce cinéaste iconoclaste, né au Chili, mais d'origine russe, dont la virtuosité visuelle a donné naissance à une débauche d'images fortes, provocantes et inoubliables. 

Trente-sept ans plus tard, âgé de 82 ans, Jodorowsky est de retour à Montréal, sans son cheval, mais avec une tête toute blanche et un grand sourire de vieux sage. Invité par l'Université de Foulosophie de François Gourd, Jodorowsky fait l'objet d'un hommage qui dure toute la semaine et qui, dès aujourd'hui, se décline en conférences, en signatures de livres (vendredi à 13 h à la librairie Biosfaire), en cabarets, en projections de films au Cinéma du Parc et en dîner-tarot au Petit Extra, autant d'événements qui affichent presque tous complet.

Hier, lors du coup d'envoi médiatique dans les locaux de la SAT, boulevard Saint-Laurent, Jodorowsky a reçu un doctorat Humoris Causa de l'Université de Foulosophie de même que le titre de Grand Rectum, distinction qu'à peine une poignée de foulousophes universels détiennent. La distinction lui a fait d'autant plus plaisir que Jodorowsky n'apprécie pas la rationalité excessive des universités. «L'université, c'est la négation de l'intuition. On n'y travaille qu'avec la moitié du cerveau. Faudrait que les universités apprennent à composer avec le cerveau au complet», m'a-t-il confié.

Quelques minutes avant, Jodorowsky, qui se vantait autrefois d'être le roi du happening, a accepté de faire honneur à sa réputation en s'enfermant dans un sarcophage de plastique avec une boîte de 75 papillons. La mise en scène était un clin d'oeil à une histoire vraie que Jodorowsky a vécue à l'âge de 20 ans alors qu'il était entré par effraction dans la maison du poète Pablo Neruda et y avait semé une nuée de papillons avec un ami. Mais les papillons hier étaient un brin endormis. Jodorowsky a dû les encourager à plusieurs reprises pour qu'ils sortent de leur boîte, ce qu'ils ont fini par faire, mais au ralenti, comme s'ils avaient trop fumé de pollen ou de Québec Gold.

Plus tard, en bref tête-à-tête, il m'a expliqué qu'il a traité les papillons avec la même délicatesse qu'il déploie lorsqu'il tire au tarot. Ce qui nous amène à la grande énigme d'un cinéaste qui ne tourne plus de films depuis plus de 25 ans et qui a remplacé le septième art dans sa vie par la littérature (il a écrit plusieurs romans, essais et recueils de poésie), par la bande dessinée (il a scénarisé des dizaines de BD avec une brochette de dessinateurs dont Moebius), par le théâtre (il a fondé le mouvement Panique avec Arrabal et Roland Topor) et par le tarot, qu'il tire gratuitement tous les mercredis soirs dans un café à Paris. «Je le fais encore, a-t-il affirmé. Avant, je pouvais tirer une quarantaine de personnes par soir, maintenant je n'en vois que 22 pendant 3 heures sans arrêt. Mais toujours, je le fais délicatement en respectant la fragilité de la psyché humaine et en prévenant les gens que le hasard joue un rôle important et que s'ils tirent des mauvaises cartes avec moi, c'est juste parce que c'est un mauvais soir. Il n'y a pas de quoi en faire un drame.»

C'est lors d'une de ces soirées de tarot qu'il a rencontré sa compagne actuelle, Pascale Montandon, une peintre, plasticienne et scénographe de 39 ans. En 1974, Jodorowsky avait déjà à son actif quatre ex-épouses, dont une Québécoise. Aujourd'hui, il a cessé de compter le nombre de femmes qui ont été les femmes de sa vie avant d'en sortir.

Mais revenons au cinéma, que Jodorowsky a quitté en 1989 après Santa Sangre et qu'il est sur le point d'épouser à nouveau avec la réalisation des Fils d'El Topo, qui mettra en vedette deux de ses fils, Brontis, qui jouait dans El Topo et son frère, le musicien Adam Adanowsky. Le film, qui sera violent, sanglant et dénué de stars, sera produit par un Russe qui doit donner sa réponse définitive dans un mois. Jodorowsky compte aussi réaliser à perte et avec ses propres économies l'adaptation pour le cinéma de son livre La danse de la réalité. En attendant, la question demeure. Pourquoi un si long silence au cinéma? «Parce que je n'avais plus rien à dire et que j'ai préféré faire autre chose que de tourner pour une industrie infantilisante qui ne cherche qu'à divertir. Quand on va au cinéma aujourd'hui, on rentre idiot et on en sort encore plus idiot. Quant au cinéma d'auteur, il a été infecté par la télé. Un cinéaste doit créer son propre monde. Ne pas copier la réalité et nous la servir avec des stars à l'ego capricieux qui croient qu'ils sont le centre du monde et que tout le monde doit être à leur service.»

J'aurais voulu poser encore beaucoup d'autres questions à Jodorowsky sur la vie, l'amour, l'humour et le coït spirituel dont il avait expliqué les fondements à ma mère en 1974 lors d'une entrevue d'une heure pour l'émission Femmes d'aujourd'hui. Mais même à 82 ans, Alejandro Jodorowsky est un monsieur occupé, sollicité, demandé partout à la fois, et qui ne dispose finalement de pas plus de temps aujourd'hui que lorsqu'il se promenait dans le Vieux-Montréal sur son cheval blanc.