Dans un mois, Anaïs Barbeau-Lavalette partira avec armes, bagages et bébé pour la Palestine. Elle ira préparer le tournage de son prochain long métrage Inch Allah, qui porte sur l'amitié entre une travailleuse humanitaire québécoise et une Palestinienne. En attendant, elle se souvient du baiser sonnant qu'elle a reçu de Yasser Arafat trois mois avant sa mort.

T'as jamais eu peur? C'est la première question que j'ai posée à Anaïs Barbeau-Lavalette dans le petit café déglingué du Mile End où elle venue me rejoindre avec Manoë, son adorable poupon de 6 mois. Je venais de terminer la lecture d'Embrasser Yasser Arafat, écrit au fil de ses séjours en Palestine, ce pays blessé et assiégé où elle a étudié l'arabe, tourné un documentaire, rencontré Arafat et noué de nombreuses amitiés.

Parmi ses chroniques palestiniennes, une raconte la mort de Yussef, un jeune Palestinien écrasé sous ses yeux par une jeep de l'armée israélienne à Ramallah. Anaïs était sur le trottoir d'en face avec son coréalisateur Arnaud Bousquet quand l'incident est arrivé. Ils ont décidé de filmer la scène puis, à la demande des parents de l'enfant, à la faire diffuser sur la chaîne Al-Jazira. Dans ses chroniques, Anaïs écrit de manière simple et poignante deux petites phrases qui disent tout: «Le corps de Yussef repose sans vie au milieu de la rue. J'ai du sang sous mes souliers.»

C'est en pensant au sang de Yussef et à cette région du monde où la violence explose à n'importe quel moment et où la mort surgit au détour des rues que j'ai demandé à Anaïs si elle n'avait pas peur. Peur pour son bébé et pour toute la tribu qui l'accompagnera pour le tournage d'Inch Allah en octobre prochain: ses parents, son amoureux, le comédien Émile Proulx-Cloutier, et sa belle-mère, Danielle Proulx, tous du voyage pour s'occuper de Manoë. Après m'avoir assurée de son extrême prudence et du fait que son bébé ne prendra pas un seul autobus, elle m'a confié que ses vraies peurs étaient ailleurs que dans les rues défoncées de Ramallah.

«Ma plus grande peur, c'est que je suis allée à Téléfilm alors que j'étais enceinte de huit mois. J'ai eu peur qu'ils refusent de financer mon film parce que j'étais sur le point d'accoucher. Par la suite, j'ai eu peur d'être tassée parce que j'étais une jeune maman, censée rester à la maison avec son bébé, ce que je fais aussi. C'est des choses comme ça qui me font peur. En même temps, quand j'entends les femmes cinéastes se plaindre qu'elles ne tournent pas assez, j'ai de la difficulté à m'identifier avec leur discours. Je n'ai jamais senti que je travaillais moins parce que j'étais une fille.»

Impossible de le nier: à 32 ans, Anaïs Barbeau-Lavalette a une feuille de route cinématographique enviable. Elle a déjà à son actif sept documentaires, dont plusieurs ont été primés, un premier long métrage (Le ring), un deuxième en chantier et la série télé sur ARTV, Les voix humaines, dont elle a imaginé le concept et réalisé des épisodes. Ajoutez à cela un roman (Je voudrais qu'on m'efface), un recueil de chroniques (Embrasser Yasser Arafat), un bébé et deux campagnes électorales où elle a milité activement contre Harper, d'abord du côté des artistes au moyen du projet vidéo Unissons nos voix, puis cette fois pour le vote des jeunes avec la campagne web Protégez vos arrières.

Attachement à la Palestine

Bref, voilà une jeune femme fort occupée, qui veut tout faire en même temps et mordre dans la vie à pleines dents. Reste que cela n'explique pas son attachement intense à la Palestine.

«Le monde arabe fait peur et moi, je veux en montrer la beauté des paysages et des gens. Cela dit, mon attachement est paradoxal dans la mesure où il n'y a pas un pays qui me ressemble moins que ce pays-là. Moi, à cause de la façon dont j'ai été élevée, j'ai une soif immense de liberté. Or, la liberté n'est pas ce qu'on trouve en grande quantité en Palestine et pourtant, on dirait que j'ai besoin de retourner dans ce pays pour me livrer à une sorte de confrontation identitaire avec moi-même, pour me sortir de mon confort douillet et me brasser intérieurement. La Palestine, c'est une sorte de grand défi personnel.»

Autant dire que ce n'est pas le seul défi que s'est lancé cette jeune femme téméraire, fille de la cinéaste Manon Barbeau et du directeur photo Philippe Lavalette, et petite-fille du peintre et signataire de Refus global Marcel Barbeau. À 20 ans, Anaïs a quitté son adolescence dorée d'Outremont et ses amis du Collège Stanislas pour aller monter Le Petit Prince dans les bidonvilles du Honduras avec des enfants de la rue.

C'était au lendemain d'un ouragan dévastateur qui avait laissé une partie du pays en ruine. Pendant une année complète, elle a répété d'arrache-pied avec des enfants poqués, drogués à la colle, sales et mal nourris. Puis, après la présentation du spectacle dans un grand théâtre national, elle est partie en vacances au Guatemala où elle a été prise en otage par des guérilleros qui ont failli lui faire la peau.

Après le Honduras, il y a eu l'Argentine et puis son coeur voyageur s'est mis à battre pour la Palestine où elle a séjourné au moins huit fois, dont la toute première fois pour apprendre l'arabe et étudier les sciences politiques à l'Université Birzeit. Mais ce n'est pas parce qu'elle a rencontré Yasser Arafat dans son parlement en ruine trois mois avant sa mort ni parce qu'il lui a plaqué un baiser sonore sur la bouche que la Palestine a toujours été accueillante à son égard.

«La violence extrême de ce pays m'habite autant que les odeurs et l'authenticité des rires explosent derrière les portes fermées. Reste que voyager en Palestine quand tu es une femme, c'est dur. Il m'est arrivé quelques mauvaises expériences dont je n'aime pas parler parce que je n'ai pas envie que ces souvenirs malheureux ternissent toutes les belles choses que j'y ai vécues. Cela dit, quand je suis là-bas, je sais où aller et où ne pas aller. Je ne me promène pas en minijupe, mais couverte jusqu'au cou. Pantalons, manches longues, foulard, bas dans mes sandales, y a pas un pouce de peau qui dépasse. Et quand je reviens à Montréal, c'est fou, mais ça me prend des semaines avant de me redécouvrir à nouveau.»

Le jour de notre rencontre, Obama venait d'annoncer la mort d'Oussama ben Laden. J'étais curieuse de savoir ce qu'Anaïs en pensait. «Ma première réaction a été d'avoir peur des répercussions, car son mythe dans ces pays-là est fort. Il n'est pas rare de voir des affiches à son effigie dans les marchés. Mais je n'étais ni triste ni soulagée. J'aurais préféré qu'ils restent discrets au lieu de faire tout un spectacle avec ça.»

À six mois du début du tournage de Inch Allah produit par Micro_scope, la boîte qui a produit Incendies, Anaïs affirme que non seulement elle va tourner son plus gros film, mais également son rêve de cinéaste. Elle refuse d'avoir peur, mais remercie le ciel d'avoir pu réaliser dans la même région le documentaire sur le tournage d'Incendies. Bref, elle sait exactement où elle s'en va et elle le fait en plus avec son père Philippe Lavalette qui sera son directeur photo et qui, dit-elle, fait ressortir le meilleur d'elle-même.

L'entrevue est terminée lorsque, pour la dernière fois, j'essaie de comprendre ce qui pousse cette jeune femme à braver tant de dangers. Anaïs me regarde droit dans les yeux et me lance sans sourciller qu'elle pense à la mort constamment et que c'est l'idée qu'elle pourrait mourir n'importe quand qui la pousse à vivre intensément chaque minute de sa vie. J'en déduis que l'adage «Advienne que pourra» n'est pas que le titre en français de son film. C'est le titre de sa vie.