Le nouveau documentaire de Werner Herzog, Into the Abyss: A Tale of Death, A Tale of Life, se penche sur un triple meurtre crapuleux commis dans un bled perdu du Texas. Filmé une dizaine d'années après les événements, le long métrage s'attarde aux répercussions humaines de la tragédie, tant du point de vue des auteurs du crime que des proches des victimes.

«C'est certainement le film le plus intense que j'ai jamais fait», a affirmé le légendaire cinéaste allemand en entrevue téléphonique à La Presse. Une déclaration lourde de sens de la part d'Herzog, qui a vécu sa part de tournages difficiles, voire dangereux, en près de 50 ans de métier.

Pour Fitzcarraldo (1982), il a exigé qu'on hisse un bateau à vapeur de 320 tonnes au sommet d'une montagne en plein coeur de la forêt amazonienne. Dans La Soufrière (1976), il a risqué sa vie en se rendant sur le volcan éponyme, situé en Guadeloupe, afin d'assister à son éruption imminente. Pour convaincre les acteurs nains d'Even Dwarfs Started Small (1970) du sérieux de son projet, il s'est violemment lancé dans un cactus. Une épine demeure toujours logée dans son genou...

Si la production d'Into the Abyss a été dénuée d'épreuves physiques, elle s'est cependant avérée pénible d'un point de vue émotionnel. «Ça s'est passé en deux temps, confie Herzog. Pendant que je tournais, j'étais constamment contraint par le temps, il n'y avait donc pas d'émotion. Mais lors du montage, c'était tellement intense que le monteur et moi nous sommes remis à fumer. Je n'ai pu arrêter qu'une fois le film distribué.»

L'humain avant le criminel


Le 24 octobre 2001, Michael Perry et Jason Burkett, tous deux âgés de 19 ans, se sont introduits dans la demeure d'une infirmière. Après l'avoir tuée, ils ont abandonné son corps dans un marais avoisinant. En retournant sur les lieux du crime pour y cueillir leur butin - une Camaro rouge décapotable -, ils ont intercepté le fils adolescent de leur victime ainsi qu'un de ses amis, et leur ont froidement enlevé la vie.

Au terme de deux procès séparés, Perry et Burkett ont été reconnus coupables des meurtres. Le premier a été condamné à la peine capitale, tandis que le second purge une peine de prison à vie.

Davantage qu'une exploration d'un fait divers, Into the Abyss est une enquête sur les recoins sombres de l'esprit humain, sur une société qui ne connaît la mort que trop bien, qu'elle soit infligée par des individus ou par l'État.

Farouche opposant de la peine capitale, Herzog insiste néanmoins pour dire que son film n'est pas de nature pamphlétaire. S'il est en désaccord avec la loi de son pays hôte, il n'est pas là pour dicter «ce qui est bien et ce qui est mal». Il préconise plutôt une approche humaniste.

En parlant de Michael Perry, qu'il a interviewé seulement huit jours avant son exécution, Herzog souligne: «Ce qui est significatif, c'est que je lui donne sa voix. C'est la dernière fois qu'il parle, la dernière fois qu'il peut être un vrai humain. Il est comme un enfant perdu. Je me suis assuré de lui faire comprendre que, oui, ses crimes sont monstrueux, insensés, mais qu'il est un être humain avant d'être un criminel.»

Le coeur de l'Homme

Un des traits les plus remarquables d'Into the Abyss est le degré de confort devant la caméra dont fait preuve la dizaine d'intervenants. Leurs témoignages, souvent à fleur de peau, revêtent un caractère foncièrement intimiste. Pourtant, Herzog assure avoir passé «moins d'une heure dans sa vie entière» avec chacun d'eux.

Le cinéaste de 69 ans explique qu'il possède un don spécial lui permettant de gagner la confiance des gens. Au bout du fil, sa voix unique de conteur d'une autre époque prend une inflexion résolument grave: «Il faut avoir cette qualité en soi, sinon on ne peut jamais devenir réalisateur. Il faut connaître le coeur de l'Homme.»

Herzog est particulièrement fier de son entrevue avec le révérend Richard Lopez, qui apparaît dans le prologue du film.

«Je l'ai rencontré dans le cimetière et il m'a dit: "Vite, vite, je dois être dans la chambre de la mort dans 25 minutes." Et il s'est mis à déblatérer comme un télévangéliste charlatan sur la beauté de la Création, la miséricorde de Dieu... Ensuite, il m'a parlé de la pelouse verte, de cerfs, de la fois où il a failli écraser un écureuil avec une voiturette de golf, et je l'ai arrêté - personne d'autre ne lui aurait jamais posé cette question - "Pouvez-vous en dire plus sur cette rencontre avec un écureuil?"

«Tout à coup, il est tombé en pleurs. Parce qu'il a réalisé que, dans 20 minutes, il devait assister à une exécution et que, contrairement à la voiturette de golf, il ne pouvait empêcher ce qui se produirait, il ne pouvait sauver cette personne. Je lui ai posé cette question parce que je comprenais son coeur, je pouvais regarder profondément en lui, je faisais la bonne chose. On n'apprend pas cela à l'école de cinéma; un journaliste n'aurait jamais conçu pareille question.»

Into the Abyss prend l'affiche le 20 janvier prochain.