Le drame migratoire qui se joue sur une petite île italienne à cheval entre l'Afrique et l'Europe est revisité de surprenante façon à travers le quotidien d'un jeune garçon dans Fuocoammare, par-delà Lampedusa, présenté aujourd'hui en ouverture de la 19e édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM).

L'île de Lampedusa a vu passer depuis 20 ans plus de 400 000 migrants en quête d'un monde meilleur. Elle a aussi vu sombrer, à proximité de ses côtes, des milliers de malheureux.

Les caméras de télévision ont diffusé des quantités d'images provenant de ce petit territoire italien de 20 km2, généralement en laissant dans l'ombre ses habitants.

Le documentariste Gianfranco Rosi inverse la donne dans Fuocoammare, une oeuvre qui réussit, avec finesse, à faire sentir émotionnellement l'ampleur du drame tout en adoptant un point de vue inusité sur l'endroit.

Sa plongée dans l'univers singulier de Lampedusa, saluée par l'Ours d'or à la Berlinale de 2016, passe principalement par le regard d'un enfant de 12 ans, Samuele.

Ce fils de pêcheur se rêve en chasseur, combattant des cactus avec un lance-pierres improvisé ou les avions d'un envahisseur imaginaire avec une mitraillette tout aussi invisible.

Appelé à vivre de la mer, l'enfant ne s'y trouve pas à l'aise. Il vomit en sortie sur le bateau de son père et doit se faire remorquer en barque faute de savoir comment ramer.

Comme la plupart des résidants de l'île, il ne croise jamais les migrants, qui sont interceptés depuis 2013 plus loin en mer Méditerranée et emmenés dans un centre d'accueil d'où ils sont ensuite acheminés ailleurs en Italie au bout d'un jour ou deux.

«Aujourd'hui, ce sont deux mondes qui ne se touchent jamais. Population et migrants ne se croisent plus», précise Gianfranco Rosi, qui a passé près d'une année et demie à Lampedusa.

À un certain moment du tournage, le jeune Samuele a dû voir un médecin parce qu'il se plaignait de ne pouvoir respirer correctement.

Bien que la source de son malaise n'ait pas été trouvée, il peut être vu comme une manifestation du poids que le drame ambiant fait peser sur les résidants de l'île, note le documentariste.

Le garçon se voit aussi diagnostiquer un oeil paresseux. «Cet oeil paresseux, c'est celui de l'Europe, c'est celui du monde» face à la crise des réfugiés, ajoute M. Rosi.

Le documentariste italien, qui a participé à des dizaines de sorties en mer avec les équipes de sauvetage patrouillant la région, donne aussi à voir les migrants, sans les nommer ou les interviewer directement.

Certains sont filmés en mer sur des embarcations de fortune surchargées ou sur le pont des navires militaires où ils sont transportés par des hommes cachés par des combinaisons de protection blanches. D'autres encore en centre d'accueil, sous une faible lumière qui leur confère un caractère fantomatique.

Dans un plan fort du documentaire, des hommes chantent leur difficile passage à travers l'Afrique jusqu'à l'île avec des voix lourdes de souffrance.

Le seul pont entre les deux univers de Lampedusa est le DPietro Bartolo, qui veille tout autant sur les états d'âme du jeune Samuele que sur la santé des migrants arrivant dans l'île.

Le documentariste n'aime pas les entrevues, préférant capter le quotidien au plus près pour en saisir l'authenticité. Mais il donne à un moment le micro au courageux praticien, qui confie les images horribles qui le hantent. Et la nécessité, humanisme oblige, de continuer son travail.

Le couronnement du documentaire par l'Ours d'or a amené une attention internationale sur le travail de Gianfranco Rosi, qui se dit porté par un concours de circonstances qui lui échappe.

Alors qu'il commençait le tournage à Lampedusa, la crise n'avait pas l'acuité médiatique et politique qu'elle a prise l'année dernière lorsque des dizaines de milliers de migrants en provenance du Moyen-Orient ont tenté de rejoindre une autre île, celle de Lesbos, en Grèce, pour fouler le continent européen.

La chancelière allemande Angela Merkel, en ouvrant la porte à 1 million d'entre eux, a suscité un débat au sein du pays qui a amené la direction du célèbre festival berlinois à placer le thème de la migration au centre de sa programmation.

«Mon film est devenu très politique à ce moment-là. Si je l'avais sorti un an plus tôt, ç'aurait peut-être été simplement l'histoire d'un petit garçon qui vit sur une île où vont et viennent des gens bizarres», relève le documentariste.

Il dit espérer que son oeuvre, à modeste échelle, aidera à changer les regards sur la crise des réfugiés alors que la xénophobie ne cesse de gagner du terrain en Europe et ailleurs.

«Nous sommes tous responsables de ce qui se passe», relève le documentariste, qui a vécu un choc lorsqu'il a été appelé à filmer les corps de dizaines de migrants morts dans leur embarcation.

Les images brutes de dépouilles empilées, qui font contraste avec l'esthétique épurée du reste du film, ont marqué le point final de son tournage.

«C'était une scène terrible. Après avoir filmé ça, je n'avais plus l'énergie de continuer», relève Gianfranco Rosi, qui veut pousser l'auditoire au-delà des statistiques et de l'indifférence.

Fuocoammare, prévient-il, ne doit pas être simplement «une manière de se donner bonne conscience».

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Fuocoammare, par-delà Lampedusa, ce soir, 19 h, à l'Auditorium des diplômés de la SGWU (H-110) de l'Université Concordia.