Cinquante ans après Mai 68, le cinéaste Romain Goupil et le politicien Daniel Cohn-Bendit, tous deux très impliqués dans les mouvements étudiants à l'époque, ont parcouru les routes de France pour entendre les préoccupations des gens d'aujourd'hui. La traversée a été présenté en séance spéciale.

Comme pour toute séance destinée à la presse, on s'est présenté une bonne demi-heure avant la projection de La traversée, programmée au Bazin, la plus petite des salles qu'utilise le Festival de Cannes au Palais des festivals pour les films de la sélection officielle.

Étrangement, il n'y a pas eu foule. La projection s'est même déroulée devant un auditoire très clairsemé. Doit-on voir là une métaphore de la lassitude - sinon du ressentiment - des plus jeunes générations envers l'époque de la jeunesse des baby-boomers? Ou plutôt un malentendu? La traversée est un documentaire réalisé par Romain Goupil, qui, 50 ans après Mai 68, prend la route avec Daniel Cohn-Bendit, l'un des leaders de l'époque, pour tracer un portrait de la France d'aujourd'hui. D'où, justement, la pertinence de cette traversée, qui n'a strictement rien du «Après moi, le déluge» que plusieurs ont sans doute redouté.

Figure politique et médiatique très connue en Europe, Daniel Cohn-Bendit, né en France de parents allemands, a été député au Parlement européen sous la bannière écologiste, représentant autant le Parti vert allemand que, plus tard, le Parti vert français.

À l'écoute

Quand le film commence, l'homme pense déjà à sa mort et met en scène ses funérailles en blaguant avec la complicité de son ami Romain. «Ce n'est qu'une fin, continuons le débat!», dit-il.

Visiblement, les deux hommes ont pris la route pour aller à la rencontre des gens, les écouter. Et aussi tenter de comprendre pourquoi les idéaux de l'époque se sont à peu près tous butés sur le mur de la réalité. Pour ce faire, ils discutent avec des gens de toutes allégeances, de tous horizons, de toutes classes, en abordant des thèmes sociaux dont on ne parlait guère sur les pavés il y a 50 ans: l'accueil des migrants, le mariage pour tous, le nationalisme des États au sein de l'Europe, la religion.

Bref, le monde a radicalement changé et ces deux frères d'armes tentent maintenant de comprendre ce qui se passe.

Daniel Cohn-Bendit est principalement mis à l'avant - c'est Romain Goupil qui filme, après tout -, mais il est quand même fascinant de constater que le cinéaste de Mourir à trente ans, film magnifique, lauréat de la Caméra d'or à Cannes en 1982, ne peut s'empêcher de se mêler parfois de la conversation. On sent d'ailleurs Goupil bouillir dans la séquence où Dany le rouge - le surnom de Cohn-Bendit en Mai 68 - s'entretient avec Robert Ménard. Cet ancien allié, au moment où il était secrétaire général de Reporters sans frontières, est devenu maire de Béziers avec l'aide du Front national. Il a été élu avec enthousiasme, malgré ses propos parfois très radicaux sur l'immigration. Or, Cohn-Bendit veut comprendre comment un homme ayant épousé pendant longtemps des valeurs liées à la gauche ait pu se transformer aussi radicalement.

Il en est de même lors d'une assemblée organisée avec des partisans de l'extrême droite. Autrement dit, les deux hommes tentent de cerner le malaise tangible qui existe dans la société française, très présent aussi dans de nombreux autres pays d'Europe et d'Amérique du Nord, qui pousse une bonne partie de l'électorat vers des idéologies politiques extrêmes.

Et puis, Emmanuel?

Puis, il y a cette scène, très marrante, où les deux hommes discutent dans un café à Francfort et s'obstinent à propos d'une éventuelle rencontre avec Emmanuel Macron, le président de la République française, à l'Élysée. Cohn-Bendit est pour, Goupil est contre. Ce dernier estime en effet que ce film, dans lequel tout le monde se tutoie, perdrait alors son aspect plus irrévérencieux. Quand la caméra recule, elle laisse pourtant voir le président, assis à la même table, impassible devant la discussion des deux vétérans, puis suggérant lui-même une rencontre dans un café.

S'ensuit cependant une vraie conversation, dans laquelle Goupil interpelle directement le chef de l'État sur la question de l'accueil des réfugiés. Les témoignages de celles et ceux qui viennent en aide à ces désespérés figurent d'ailleurs parmi les plus poignants du film.

On pourra peut-être reprocher à ce documentaire de proposer une vision globale un peu plus rose qu'elle ne l'est en réalité - le sentiment de colère collectif n'est pas vraiment évoqué -, mais il s'agit apparemment d'un choix. «Cette Traversée est un contrepoint à la culture du pessimisme qui règne aujourd'hui, a déclaré Daniel Cohn-Bendit dans une interview accordée à l'Agence France-Presse. Non pas que les situations désagréables ou très dures n'existent pas, on les montre, mais il n'y a pas que ça.»

TV5 Québec Canada diffusera La traversée le 6 juillet en matinée, à 8h30.

Photo Éric Gaillard, Reuters

Daniel Cohn-Bendit et Romain Goupil