Dans Sorry to Bother You, la dystopie commence dans les marges, à peine commentée, dans la «normalité» de l'économie de petits boulots (gig economy), des inégalités croissantes, de la crise du logement d'Oakland et de ses villages de tentes. Puis, à mesure qu'elle devient plus extrême, la dystopie gagne le centre de l'écran et du récit, d'autant plus dérangeante qu'elle a débuté insidieusement, bien ancrée dans la réalité.

Au centre du film, il y a Cassius Green (Lakeith Stanfield), un employé de centre d'appels qui a de la misère à joindre les deux bouts jusqu'au jour où un collègue (Danny Glover) lui suggère d'utiliser sa «voix de Blanc» quand il fait ses appels de télémarketing. Cette «voix blanche» (doublée par le comédien David Cross) lui permettra de contourner le racisme systémique pour multiplier les ventes et gravir les échelons de l'entreprise, au détriment d'un effort de syndicalisation mené par ses amis (Steven Yeun, Jermaine Fowler).

Mais peut-on «réussir» sans devenir complice? Rien n'est moins sûr pour le rappeur Boots Riley, dont le film déboulonne le mythe de la méritocratie en le poussant jusqu'à ses plus horrifiantes conclusions.

Dynamique et irrésistible

Avec Sorry to Bother You, Boots Riley a créé un premier film dynamique, ambitieux et, surtout, sans compromis. L'oeuvre est manifestement le fruit d'une longue et profonde réflexion - sur la société, bien sûr, mais aussi sur la forme. Rares sont les premiers films aussi aboutis.

La mise en scène est particulièrement inventive et regorge de bonnes idées: Cassius qui atterrit (littéralement) dans l'intimité des gens quand il fait ses appels de télémarketing, les meubles de l'appartement de Cassius qui se transforment, presque comme des poupées gigognes, quand il commence à faire de plus en plus d'argent, etc. En fait, Boots Riley a tellement de bonnes idées qu'il n'a pas besoin de les ménager: il répète rarement un procédé, mais multiplie plutôt les propositions avec une générosité peu commune.

Indignation

Cette générosité s'étend aussi à la distribution, particulièrement aux acteurs de soutien, à qui il ménage l'espace pour briller dans sa réalisation rigoureuse. L'incandescente Tessa Thompson est particulièrement marquante dans un rôle qui aurait facilement pu être ingrat - celui de la blonde artiste de Cassius. On soupçonne par ailleurs que le style de son personnage - avec ses cheveux multicolores et ses grosses boucles d'oreilles aux messages provocateurs - fera école.

Steven Yeun et Armie Hammer se démarquent également, dans leurs rôles diamétralement opposés de leader syndical et de milliardaire qui veut révolutionner le monde du travail... avec une version à peine déguisée de l'esclavage.

Enfin, pigeant tour à tour dans les boîtes à outils de la satire, du cinéma politique, de la science-fiction et du fantastique, le réalisateur Boots Riley parvient à créer un film à l'humour ultragrinçant, né de l'indignation, mais traversé par un mince filet d'espoir. Un film à l'énergie irrésistible, profondément éthique, mais jamais moralisateur, comme une arme pointée vers le coeur du capitalisme tardif.

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Sorry to Bother You. Comédie satirique de Boots Riley. Avec Lakeith Stanfield, Tessa Thompson, Jermaine Fowler, Steven Yeun, Armie Hammer. 1 h 45.

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Photo fournie par Annapurna Pictures

Sorry to Bother You