Le fantôme de Micheline Charest revient nous hanter. Projetant une ombre morbide sur les milieux financiers et gouvernementaux, cette femme morte en voulant changer de peau, sur une table d’opération, nous rappelle que le scandale Cinar a été enterré dans un silence assourdissant. C’est cette omertà, cette conspiration du silence que veut briser le percutant documentaire de Francine Pelletier, La femme qui ne se voyait plus aller.

Plus que l’histoire de Micheline Charest, ce film est le portrait d’un système gangrené où trop de gens cherchent à profiter de la manne des subventions et des crédits d’impôt, quitte à enfreindre les règles. Cette sorte de mafia compte des parrains et des marraines comme Ron Weinberg et Micheline Charest, mais aussi des sous-fifres, des sous-traitants et des subventionneurs complaisants. «Tout le monde le fait», entend-on comme un leitmotiv dans ce documentaire alarmant.

Cinar, c’est beaucoup plus que la pointe de l’iceberg. À l’origine d’une fraude de 1 milliard $, le couple Charest-Weinberg se place au deuxième rang des plus grands filous financiers de l’histoire canadienne, derrière la compagnie minière Bre-X, avec 3 milliards. Comparé à Cinar, le scandale des commandites est d’une insignifiance ridicule. Cette distorsion des perceptions s’explique par le préjugé favorable dont jouissent les hommes d’affaires par rapport aux hommes politiques.

C’est précisément dans notre échelle des valeurs que réside tout le drame, comme le démontre le cas patent et pathétique de Micheline Charest. Et c’est là que le documentaire de Francine Pelletier se distingue des enquêtes habituelles. Micheline Charest, c’est l’insoutenable avidité de l’être. Insatiable, avide, elle faisait de l’argent la mesure de toute chose : «Chaque matin, elle consultait la Bourse comme si elle regardait dans un miroir, pour savoir si elle était la plus belle, la plus grande!» se souvient Pierre Lampron, de la Société de développement des industries culturelles.

Pour elle, l’argent est bon. «Elle n’avait pas peur d’être corrompue par l’argent», commente un ancien de Téléfilm Canada, Peter Pearson. Pas de place pour les scrupules : «Elle n’avait pas tellement de cœur», estime un cousin.

Au-dessus des lois

Ceux qui croient que les gens d’affaires sont des gens qui ont les pieds sur terre seront étonnés de voir la folie des grandeurs et l’inconscience de la faute de cette femme qui se disait innocente. Même si presque tout était illégal chez Cinar, «dans son esprit, elle n’avait pas eu tort», rapporte une ex-employée de Cinar. Un homme d’affaires, Marcel Côté, y va de ce commentaire : «Pour cette sorte de gens d’affaires, les règles sont pour les gens ordinaires; elles ne s’appliquent pas à eux!»

Le cas relève manifestement de la psychiatrie, comme le souligne le Dr Gilles Vachon : «Les narcissiques se considèrent au-dessus des lois. Les dommages qu’ils causent n’éveillent pas leur sympathie. Ils n’ont pas de remords.»

Le film contient des considérations étonnantes sur la «morale» capitaliste. Car il y a toujours une morale. «À une certaine époque, on avait de la tolérance pour ce genre de crimes. Mais on s’est rendu compte que sans la confiance, il n’y avait plus d’achats d’actions, plus de Bourse, plus de système capitaliste», ajoute Gilles Vachon. D’où les procès retentissants aux Conrad Black, Jeff Skilling, Kenneth Lay, Martha Stewart et autres. Les institutions américaines ont réagi. Mais au Canada, c’est le laxisme.

Aucune accusation criminelle n’a été portée contre Micheline Charest et Ron Weinberg. Tout s’est réglé à l’amiable, et en secret, avec Revenu Canada, Revenu Québec et la Commission des valeurs mobilières du Québec. Avec de l’argent dérobé aux contribuables et aux actionnaires. Gilles Duceppe est estomaqué : «Comment n’y a-t-il pas eu de poursuites? On n’a jamais su pourquoi... C’est même plus gros que ce que l’on sait actuellement.»

L’omertà règne toujours.