Lyne Charlebois souhaitait depuis longtemps réaliser SON premier long métrage. C'est finalement un drôle de hasard qui lui a permis de donner corps à son rêve. Le tout s'est en effet matérialisé au détour d'une rencontre fortuite dans un resto de Montréal, il y a quatre ans.

Après 10 ans passés à réaliser des vidéoclips, Lyne Charlebois en a eu assez. Et ce, malgré les éloges reçus grâce à ses mémorables collaborations avec Daniel Bélanger, Marjo, Isabelle Boulay, Jim Corcoran et Céline Dion. Après avoir tourné près d'une centaine de clips (de 1990 à 2000), le désir de réaliser un premier long métrage s'est fait pressant. «Tous les réalisateurs vont le dire: on fait des clips pour tourner des longs métrages», dit Lyne Charlebois.

Avant d'y parvenir, la réalisatrice a pourtant dû prouver qu'elle savait raconter de longues histoires. «Comme on ne parle pas dans les clips, les gens pensaient que je ne pouvais diriger des comédiens, raconte-t-elle. C'est faux, car il doit quand même y avoir une émotion.»

Lyne Charlebois a alors longuement préparé sa réplique. En écrivant sept courts métrages. «Sans prouesses techniques, en misant seulement sur les dialogues. Ça m'a pris sept ans. Au bout de trois ans, j'ai montré les trois premiers au producteur de la télésérie Tabou. Et il m'a choisie pour tourner la moitié de la deuxième saison.»

Coup de dés

Pas la suite, il y a eu la réalisation de la série Nos étés (époque 1900), mais toujours pas de long métrage en vue. Puis, il y a eu un lunch dans un restaurant de la rue Saint-Denis qui a fait naître un espoir. En voyant le producteur Roger Frappier franchir la porte du resto, Lyne Charlebois est allée lui demander s'il n'avait pas un scénario pour elle. «Je ne fais jamais ça! jure-t-elle. Eh bien! Roger est sorti du resto, est allé à sa voiture et en est revenu avec le livre La brèche, de Marie-Sissi Labrèche, dont il venait d'acquérir les droits. La semaine suivante, on rencontrait l'auteure!»

Avant d'être le film (de 3,5 millions) de Lyne Charlebois, Borderline a d'abord été un coup de poing au thorax de la réalisatrice. «J'aurais pu écrire cette histoire, dit-elle. Petite, je voulais d'ailleurs écrire des romans. Et, moi aussi, je suis un peu "borderline". Faire ce film m'a sauvé des années de thérapie! J'ai déjà eu de grosses difficultés à m'aimer, à être dans la réalité. Il arrive qu'on s'aime tellement peu qu'on sabote tout avant qu'un autre ne le fasse.»

Borderline, le film, raconte l'histoire, à 10, 20 et 30 ans, de Kiki, une fille blessée, pour qui la quête de l'amour passe pas une sexualité exacerbée, sans pudeur. Depuis longtemps dans sa vie, l'alcool coule à flots , les relations d'un soir se multiplient, les thérapies s'étirent et les tentatives de communiquer avec une mère en institut psychiatrique échouent.

Un scénario à quatre mains

Le film s'inspire des deux premiers romans de Marie-Sissi Labrèche, Borderline et La brèche, revus et formatés pour le grand écran à quatre mains. L'auteure et Lyne Charlebois se sont effectivement enfermées dans des maisons de Baie- Saint-Paul et Paris pour raconter au cinéma l'histoire de Kiki (Isabelle Blais), de sa mère (Sylvie Drapeau) et sa grand-mère (Angèle Coutu).

Borderline, un film de filles conçu par des filles? «Je suis tannée qu'on dise que les femmes ont le monopole de la sensibilité, répond la réalisatrice. The Hours, qui met aussi en scène trois femmes, a été écrit et réalisé par des hommes. Je ne veux pas me faire dire que j'ai fait un film de filles. Même dans le cas de Rambo, on n'entend pas: c'est un film d'hommes! Je ne veux pas que ce soit juste les femmes qui soient touchées par Borderline. L'introspection et la recherche de soi ne sont pas réservées qu'aux femmes.»

Cela dit, Charlebois tenait à raconter l'histoire de ces romans. «C'est une matière que je comprends, un sujet en or pour moi. J'avais cette histoire dans la peau. Je la voyais dans ma tête. Et, sur le plateau, j'étais tellement heureuse, car je faisais enfin mon premier long métrage.»

«Lyne s'est consacrée à ce film. Elle a vécu Borderline. Pour elle, c'est immense. Ça a changé sa vie», estime Sylvie Drapeau.

La réalisatrice a fait de Borderline un film coup-de-poing enrobé de poésie. «La force de Lyne, c'est son imaginaire, ajoute Sylvie Drapeau. C'est infini chez elle. Elle est dans le réalisme, mais ça décolle. On aime ça, les acteurs.»

Mais après le bonheur du tournage Lyne Charlebois croit désormais devoir faire face à une dure réalité. «Je suis morte de peur, lance-t-elle. Tous mes autres contrats vont être déterminés par la qualité de ce film.»

Voir noir

Dans Borderline, Kiki frappe un mur chaque fois qu'elle rend visite à sa mère... dans un institut psychiatrique. Sa génitrice est en profonde dépression. Depuis toujours.

La mère de Kiki est incarnée par une Sylvie Drapeau presque muette. Une femme qu'on entend rire et parler une ou deux fois. En regardant Les tannants à la télé notamment : «Dis-y à Pierre Marcotte que je l'aime, Kiki!»

Pour incarner le personnage taciturne, dont l'égoïsme involontaire a causé terriblement de mal à sa fille, Sylvie Drapeau l'a imaginé schizophrène. «Mon frère (décédé il y a quatre ans) l'était, dit l'actrice. J'étais donc avec lui dans ma tête, j'étais dans sa folie.»

Mais folie vécue par frangin interposé ou non, l'actrice a eu la trouille avant les premiers tours de manivelle. Comment incarner un dérèglement crédible? «Je suis allée faire de l'observation à Louis-H.-Lafontaine et ça m'a calmée, raconte Sylvie Drapeau. Au départ, je me sentais investie d'une mission. Je trouvais délicat de jouer la folie. Ça m'a rassurée de voir qu'il y en avait de tous les modèles. Je pouvais donc partir de moi. J'avais le droit que ça vienne de moi.»

Dans Borderline, ce sont les yeux de Sylvie Drapeau qui parlent. Au paroxysme du handicap mental du personnage, la réalisatrice Lyne Charlebois a opté pour les plans rapprochés. Pour une caméra fixée sur un regard fuyant. «Les yeux en gros plans témoignent de l'autre monde, dit l'actrice aux yeux lumineux. On montre ainsi pourquoi mon personnage n'entend pas sa fille.»

On imagine Sylvie Drapeau vidée à la fin de chaque jour de tournage... «Ce qui était exigeant, c'est que je jouais le soir à La licorne, se rappelle-t-elle. Et le fait que je ne fais pas souvent du cinéma. C'est si long! Sur les plateaux, je suis tout le temps impressionnée par la démesure. On attend des heures pour la technique. Alors que dès que j'arrive en salle de répétition au théâtre, je travaille.»

Voir gris

Dans Borderline, comme dans Le négociateur à la télé, l'an dernier, Angèle Coutu incarne une femme rouillée, qui vit une relation plus que distante avec son enfant et qui n'a plus l'ombre d'un charme. Mais elle incarne le personnage féminin le plus terre à terre de l'histoire. «La grand-mère, c'est la souffrante dans tout ça, raconte la comédienne. Elle est impuissante. Elle a vu sa fille (handicapée mentalement) avoir une vie dramatique. Et là, c'est au tour de sa petite-fille de souffrir.»

Comme pour la vieille mère qu'elle incarnait dans Le négociateur (rôle qui lui a valu un Gémeaux), Angèle Coutu s'est jetée corps et âme dans l'interprétation de Mémé, qui a toujours pris soin de Kiki. «Mémé a eu une vie difficile, mais elle a une certaine forme d'authenticité.»

Depuis quelques années, Angèle Coutu accueille chaque rôle comme un cadeau du ciel. «C'est du travail! lance la comédienne. Et on ne travaille pas à notre âge. Ici, en fiction, on a de la difficulté à nous imaginer vieilles autrement que ménopausées et misérables. J'aime les rôles de marginaux. Mais faites-les multidimensionnels! Faites des personnages qui risquent et dont l'interprétation est si exigeante qu'on survit ou qu'on meurt en les incarnant! Plus on a la trouille, plus on performe. J'ai envie de casser la baraque. Le rôle de Mémé, c'est mon cadeau de Noël!»

Malgré tout l'attachement qui unit Mémé à sa petite-fille Kiki, le personnage d'Angèle Coutu mène un combat constant pour survivre dans un appartement miteux. Pour incarner ce personnage, la comédienne a accepté de vieillir à l'écran de quelques années. Comme dans Le négociateur... «J'aurai 62 ans le 6 février. Je ne suis pas remontée, mon âge ne me dérange pas. J'ai confiance en moi!»

Voir rouge sang

Pourquoi gagner sa vie comme actrice plutôt que comme caissière dans une banque? Isabelle Blais s'est posé la question au moment de se dévêtir sur le plateau de Borderline, l'hiver dernier. L'équipe de comédiens et de techniciens vivait ses premiers jours de tournage. Au menu, un matin de février: des scènes de party dans un loft au cours desquelles Kiki, le personnage de Blais, soûle à mort, danse en se dévêtant et est ensuite transportée nue dans les bras des invités mâles de la fête. «On a cassé la glace rapidement», se souvient l'actrice.

Accepter le rôle principal de Borderline exigeait un abandon de soi total. Une mise à nu, au propre comme au figuré. Au pire, une pudeur masquée. Isabelle Blais n'a pas déçu. Non sans timidité et angoisse. «La scène du striptease a été la pire du tournage pour moi, mais je ne m'en souviens plus vraiment, affirme Blais. Car pour plonger, je devais rentrer dans un état inconscient. Il ne fallait pas que je pense.»

Borderline compte six scènes de nudité, tantôt crues, tantôt génériques ou empreintes d'amour. Avec des copains de Kiki, avec un homme que Kiki aime (un prof de littérature marié) et un autre qui aime Kiki (un charmant pâtissier de quartier). «Il fallait chaque fois faire ces scènes sans compromis, explique Blais. Elles étaient nécessaires, car Kiki n'est pas pudique. Elle s'offre, se donne.

«Pour la télé, j'aurais été plus frileuse, mentionne toutefois l'actrice. Car des gens peuvent tomber sur l'émission sans avoir choisi. J'ai déjà refusé de jouer dans des productions dans lesquelles il y avait moins de nudité. Elles n'avaient comme but que d'attirer des spectateurs. Mais dans le cas de Borderline, le personnage principal est dans la quête de l'amour à travers la sexualité.»