Vingt ans plus tard, la tuerie de Polytechnique demeure un sujet tabou. Karine Vanasse a pu le constater une fois et une autre depuis qu'elle a décidé de revisiter, en collaboration avec le réalisateur Denis Villeneuve, les douloureux événements qui ont conduit à la mort de 14 étudiantes, tombées sous les balles de Marc Lépine.

Or, à une semaine de la sortie du film, la comédienne de 26 ans (également productrice associée) est plus que jamais convaincue de la pertinence de ce retour sur le passé pour essayer de comprendre et de décanter une bonne fois pour toutes ce qui s'est passé le 6 décembre 1989.

Lorsqu'elle a annoncé son intention de tourner Polytechnique, il y a quatre ans, Karine Vanasse avait multiplié les entrevues pour s'expliquer. En ce froid lundi de janvier, au chic hôtel St-James, dans le Vieux-Montréal, elle poursuit sur sa lancée, plus convaincue que jamais de son projet. Une tâche qu'elle assume avec une assurance teintée d'une appréhension tout à fait légitime, compte tenu de l'émotivité entourant le sujet.

«À ceux qui cherchent la controverse, je dis : «Attendez de voir le film»», souligne-t-elle d'entrée de jeu. «On n'est quand même pas les premiers à faire un film inspiré d'une tragédie. C'est souvent ce qui nourrit les artistes. Mais ceux qui sont contre vont le rester, peu importe le film qu'on aurait fait.»

Respect et sobriété

Dès le départ, l'équipe de Polytechnique a été guidée par deux maîtres mots : respect et sobriété. «J'espère qu'on le sent dans le film?» demande une Karine Vanasse qui cherche une réponse dans les yeux de son interlocuteur.

«On s'est posé plein de questions dès le début. On n'aurait pas osé s'attaquer à ce sujet si on n'avait pas été certains de nos intentions», avance-t-elle. Le projet ne serait pas non plus allé plus loin sans le consentement des familles des victimes.

Derrière la caméra, Denis Villeneuve était soumis à un stress énorme, confie la comédienne. «Il fallait s'assurer de pouvoir défendre chaque plan de caméra, chaque image. Ça lui a demandé beaucoup de concentration et d'énergie.»

Condition féminine

À quelques années près, Karine Vanasse avait l'âge des victimes de Polytechnique. Pour son personnage de Valérie, une finissante en génie mécanique, Karine Vanasse s'est inspirée de trois survivantes de la tragédie, dont Nathalie Provost, l'une des étudiantes qui a pris la parole, haut et fort, pour défendre la cause des femmes dans les jours qui ont suivi le drame. Ce rôle l'a obligée à un profond travail d'introspection sur la condition féminine.

«Une étudiante nous a dit que Marc Lépine, cette journée-là, lui avait remis sa féminité en pleine face. À Polytechnique, il n'y avait pas de différences entre les gars et les filles, même s'il y en avait une une fois sur le marché du travail. Marc Lépine est arrivé comme un dinosaure, en mettant une division entre gars et filles qui n'existait pas.»

La vie n'a évidemment plus jamais été la même pour les étudiants qui ont eu le malheur de croiser sa route. «Plusieurs femmes ont remis plein de choses en question. Il y en a qui se sont mis à faire plein d'enfants, une façon pour elles de prouver que c'était noble d'être une femme, qu'il ne fallait pas succomber à la culpabilité d'en être une.»

Grande culpabilité

Marc Lépine a fait une quantité innombrable de «dommages collatéraux». Chez les femmes, bien sûr, mais aussi chez les hommes. Le générique final fait défiler les noms des victimes, dont Sarto Blais, originaire de la Gaspésie, qui s'est enlevé la vie après le drame. Sa lettre d'adieu ne laissait aucun doute sur ses motifs.

«La charge de culpabilité était tellement grande. C'est arrivé de nulle part dans leur vie, cette affaire-là. Plusieurs étudiants nous ont confié que ce n'est pas parce qu'ils ne se sont pas suicidés qu'ils n'avaient pas moins le goût de mourir (...) En bout de ligne, termine Karine Vanasse, chacun a réagi selon son propre vécu. Toutes les histoires sont valables.»

Le réalisateur en paix avec lui-même

Denis Villeneuve n'avait pas tourné depuis Maelström, il y a neuf ans, lorsque Karine Vanasse et le copropriétaire de Remstar, Maxime Rémillard, lui ont proposé de tourner Polytechnique. Après cette longue période de ressourcement, utilisée pour vivre la vie afin d'être mieux en mesure de la filmer, Villeneuve a plongé dans ce qui devait s'avérer son film le plus éprouvant.

Après une première entrevue avec Le Soleil à Montréal, reprise deux jours plus tard par téléphone pour cause de défectuosité d'enregistreuse numérique (!), le cinéaste de 42 ans accepte avec gentillesse de se prêter de nouveau au jeu des questions-réponses.

La conversation reprend là où elle s'était terminée. Au bout du fil, on devine un Villeneuve plus en forme, remis de son décalage horaire de début de semaine, alors qu'il revenait de Jordanie, où il tournera au printemps Incendies, adapté de la pièce de Wajdi Mouawad.

Démarche sincère

Malgré la controverse entourant Polytechnique, Denis Villeneuve est en paix avec lui-même. Et fier du résultat final. «Je suis serein. Je suis bien avec ce projet, avoue-t-il. On l'a fait dans une démarche sincère. On est allés au maximum de ce qu'on pouvait faire. Tout le monde a mis son ego de côté, ç'a été vraiment un travail collectif.»

Tout au long du tournage, le cinéaste a été habité par la nécessité de rendre hommage aux victimes de Polytechnique et à tous les survivants qui ont dû composer avec ce traumatisme. «Je pensais aux filles traitées de "tartes" parce qu'elles ne se disaient pas féministes, et aux gars qualifiés de lâches parce qu'ils n'avaient rien fait.»

Dès le départ, le réalisateur a dû défendre son choix artistique de tourner son film en noir et blanc. Le distributeur trouvait l'idée audacieuse et difficile à vendre au public. Le cinéaste a tenu son bout. «Le noir et blanc permet une distance critique. On peut aller plus loin dans certaines scènes. Le noir offre aussi une certaine beauté, une poésie.»

Denis Villeneuve insiste : Polytechnique n'est pas un film sur Marc Lépine. «Le cinéma regorge de films sur des tueurs. C'est toujours plus intéressant de s'intéresser à Frankenstein. Le défi était plutôt d'en arriver à une déshumanisation progressive du personnage, devenu une machine à tuer.»

Du responsable du carnage du 6 décembre 1989, Villeneuve ne sait trop quoi penser. Pas plus qu'il ne peut s'expliquer son geste. Selon lui, il serait réducteur de chercher une seule raison. Le motif relève plutôt d'un «paquet d'éléments». «Il a basculé dans la folie. S'il était né dans les années 30, il s'en serait pris aux Juifs. S'il était né dans les années 60, il aurait détesté les Noirs. Là, c'étaient les femmes...»

Villeneuve n'appréhende nullement l'accueil du public ou un quelconque... maelström. «Je savais que les réactions seraient fortes. En même temps, c'est quelque chose de stimulant de pouvoir faire un film inscrit dans les racines d'une société. C'est un privilège.»