Tout de suite après avoir bouclé Polytechnique, sorti l'hiver dernier au cinéma, Denis Villeneuve a renoué avec Incendies, un projet en gestation depuis plus de cinq ans. Le tournage du film, qui vient de s'achever, s'est en grande partie fait en Jordanie, un pays de Moyen-Orient où les mots de la pièce de Wajdi Mouawad sont devenus les images de Denis Villeneuve. La Presse vous emmène faire un tour sur le plateau, à 8000 km de Montréal.

Carcasses de voitures brûlées, auvents en lambeaux, ferraille tordue, monceaux de pierres cassées, même un vieux toutou éventré... l'épaisse couche de débris s'étend sur une centaine de mètres, en plein coeur de la ville. Au milieu de la rue, quatre enfants, de maigres provisions à la main, courent, le regard inquiet, se cachant ici et là en chemin. Pour cause: un sniper fait le guet.

Bienvenue sur le plateau d'Incendies, le film tiré de la pièce de Wajdi Mouawad qu'a tourné récemment Denis Villeneuve en grande partie en Jordanie. Accroupi derrière une vieille Opel jaune déglinguée, le réalisateur suit attentivement grâce à un petit moniteur la course folle des quatre acteurs.

Entre deux prises, il raconte: «Quand je suis arrivé ce matin, j'ai pleuré, c'est de loin le plus beau décor que j'ai vu de ma vie.»

La scène est en effet saisissante. Dans le coeur d'Amman, la capitale de la Jordanie, toute une rue a été transformée la veille par des dizaines de personnes, sous les conseils de la directrice artistique André-Line Beauparlant. Des tonnes de roches et de détritus plus tard, nous voilà plongés dans un quartier détruit par la guerre, comme à Beyrouth au tournant des années 80.

«Ça fait des années qu'on baigne dans l'univers de Beyrouth, poursuit Denis Villeneuve. En arrivant ici, j'étais trop ému, je trouvais ça trop impressionnant.»

Ce qu'il voit devant lui, Denis Villeneuve y pense en fait depuis un soir du mois de mai 2003, quand il a vu Incendies, la pièce, au Théâtre de Quat'Sous. Dès lors, il a su qu'il voulait en faire un film.

«J'ai eu un coup de foudre, j'étais sur les genoux, se souvient le cinéaste qui a maintenant 41 ans. L'envie de faire un film, ç'a été instantané. C'est une histoire absolument magnifique. Elle parle de la colère, de sa transmission entre les générations, et c'est une chose qui m'habite. Aussi, à partir de l'histoire d'une famille, la pièce se transpose dans le social et dans le politique, dans une structure dramatique hyper forte.»

Une famille et son histoire


Incendies, c'est l'histoire des jumeaux Jeanne et Simon qui, à la mort de leur mère (Lubna Azabal, absente du plateau), apprennent qu'ils ont un frère et un père. Dans son testament, leur mère leur confie la mission de les retrouver. Une quête s'amorce, douloureuse et brutale, qui les plongera dans le passé mouvementé de la famille et les mènera jusqu'au pays de leur naissance, ravagé par la guerre.

Ce pays, dont l'histoire se rapproche beaucoup de celle du Liban, n'est jamais nommé, ni dans la pièce ni dans le film. L'équipe d'Incendies l'a construit en Jordanie, pays voisin d'Israël, de la Palestine, de l'Irak et de l'Arabie Saoudite, entre autres. Une région du monde marquée par la violence et la colère dont il est question dans le film. Un pays où les réfugiés palestiniens et irakiens forment plus de la moitié de la population, où une femme sur deux porte le voile, qui lui cache souvent tout le visage. Un pays où, forcément, la réalité nourrit la fiction.

«J'ai demandé à des femmes arabes de jouer la colère, raconte Denis Villeneuve. Elles sont fortes et bonnes. Elles connaissent ça. Incendies est imbibé de la force des gens d'ici comme ça.»

«Pour ma première journée de tournage ici, j'ai été catapulté dans un camp de réfugiés palestiniens (en banlieue d'Amman), raconte Maxim Gaudette, qui incarne Simon. J'ai été touché par les réfugiés. J'ai vu des enfants qui s'amusaient, pieds nus dans la roche, heureux comme ça ne se peut pas malgré tout. L'émotion est double ici. Celle que tu crées en jouant et celle que tu vis en foulant cette terre-là. Ça déstabilise, mais comme acteur on cherche ça. Ça crée des interprétations plus justes.»

«Ici, Incendies prend vie, ce n'est plus seulement une histoire, ça devient vrai, explique pour sa part Mélissa Désormeaux-Poulin, qui se glisse dans la peau de Jeanne. Quand je suis arrivée ici, j'ai senti ce que Jeanne vivait, réellement, dans le ventre. Ça ne m'est pas arrivé souvent.»

Rémy Girard, qui joue le notaire Lebel, ami de la famille et exécuteur testamentaire de la mère, a d'emblée voulu mieux connaître le peuple arabe. «Je me suis acheté ici une version bilingue arabe-français du Coran, pour voir, lance-t-il. On se fait dire que des musulmans l'interprètent d'une certaines façon, et d'autres différemment. J'ai voulu aller voir dans le texte ce dont il est question.»

L'exploration de Rémy Girard ne passe pas que par la religion. «Dans chaque pays que je visite, je vais dans un magasin de disques et je demande quel est le chanteur le plus populaire. Ça marche à tout coup. Je sors de là avec une énorme pile de disques.»

N'empêche, la religion s'invite dans le quotidien en Jordanie, même pour une équipe de tournage québécoise. Elle prend même parfois beaucoup de place.

Entre muezzin et souvenirs

Retour dans la rue défigurée d'Amman. Denis Villeneuve prépare un plan. Les quatre enfants patientent dans leurs habits crasseux. Le soleil est au zénith et l'équipe cherche l'ombre. À midi pile, avec la soudaineté et la fureur de l'orage, le muezzin s'ébranle pour un tonitruant appel à la prière. C'est vendredi, jour saint chez les musulmans; une bonne heure passera donc avant le retour du silence. Le preneur de son Jean Umansky ferme ses micros.

Pendant ce temps, à deux rues du plateau, les fidèles accourent vers la mosquée. Ils sont si nombreux que des dizaines d'entre eux doivent prier dans la rue, sur des tapis posés là à la hâte.

Bien au-delà du décor, la guerre et ses souvenirs viennent aussi hanter sans relâche le tournage d'Incendies. L'un des quatre enfants qui jouent devant la caméra de Villeneuve ce jour-là est un réfugié irakien. Pendant une pause, il raconte l'histoire de son exil. Sa ville, il l'a vue dans un état semblable à celui du plateau. Il a aussi été enlevé dans le but d'être échangé contre une rançon, mais a échappé in extremis à ses ravisseurs. Soudain, il se tait. C'est trop dur de se souvenir, dit-il enfin, je préfère oublier.

Quand un immense avion militaire survole le décor, Sarah Kaskas, assistante de production se penche d'un coup. Réflexe. Libanaise d'origine, elle vivait à Beyrouth en juillet 2006 quand Israël a bombardé la ville. «Toute la journée, j'ai eu l'impression d'être rentrée au Liban», lâche-t-elle, le sourire un peu triste.

La journée de tournage s'achève. L'un des quatre enfants est tombé sous la balle du sniper, caché dans un immeuble aux couloirs sombres. Enfin heureux de son plan, Denis Villeneuve lui serre la main avec enthousiasme. «Bravo, c'était très bien.» Les vêtements de l'enfant sont couverts de faux sang.

Plus tard, quand le soleil est déjà bas, l'équipe, satisfaite, remballe son équipement. La scène a été filmée sous tous les angles. Elle durera à peine quelques minutes dans le film, mais elle est essentielle, car elle en dit long sur un personnage-clé. «C'était une de mes plus belles journées de tournage, résume Denis Villeneuve. J'ai eu des poussées d'émotion pure aujourd'hui. Les images qu'on a tournées ont une portée, une puissance. Pour moi, c'est du cinéma pur, de la drogue forte en tabarouet.»

Les habitants, le regard plein de questions, reprennent peu à peu possession du quartier. Une trentaine d'hommes débarquent pour remettre la rue en état. Ils sont armés de pelles, mais chaussés de vieilles sandales. Ils ont été embauchés le matin même au marché. Des Égyptiens venus gagner leur vie comme ils le peuvent en Jordanie.

Et le lendemain, tout est rentré dans l'ordre. C'est l'avantage du cinéma sur la colère, la violence et la guerre: ses blessures s'effacent en un rien de temps.

Mon cinéma vous suggère de lire:

Les coulisses d'Incendies: plonger dans le décor

La méthode Villeneuve

Le dernier soir

Les frais de transport de ce reportage ont été en partie payés par Les films Séville.