Simon Lavoie a mauvaise réputation. C'est lui qui le dit. Le cinéaste du Torrent, de Laurentie et de Ceux qui font les révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau (avec son complice Mathieu Denis) propose des films d'auteur radicaux, sans compromis, destinés à un public résolument cinéphile. Ce qui n'a pas l'heur de plaire à tous dans le milieu du cinéma québécois.

«On considère que je suis difficile, que je chipote», reconnaît le réalisateur de 38 ans, dont le cinquième long métrage, une adaptation du célèbre roman de Gaétan Soucy, La petite fille qui aimait trop les allumettes, prendra l'affiche dans une semaine. «Mon producteur avait un peu peur lorsqu'il s'est engagé avec moi. Il avait entendu des histoires à gauche et à droite. Tout converge à nous mener vers la médiocrité. Il faut faire chier bien des gens pour réussir à s'en extirper. Les films, c'est ma vie. Je ne fais pas de compromis là-dessus!»

Alors que le cinéma québécois s'inquiète de ne pas assez rejoindre le public et que les salles de cinéma craignent pour leur avenir, le discours franc de cet artisan de talent peut sembler à contre-courant.

«Ce que le public peut plus ou moins apprécier, c'est une abstraction pour moi, dit-il. Faire un film, ça prend trois, quatre, parfois cinq ans ou même plus. Le moteur, ce doit être autre chose que de plaire. Ce n'est pas du tout du mépris, mais je ne peux que faire des choses qui me touchent en espérant qu'elles en touchent d'autres. C'est le plus loin que je peux aller en pensant à un public.»

Simon Lavoie a lu le roman phare de Gaétan Soucy peu après sa parution en 1998, en arrivant à Montréal pour y étudier le cinéma à l'UQAM. «C'est un roman qui a été important pour moi, qui m'a profondément marqué, comme nous marquent plusieurs oeuvres que l'on découvre entre 20 et 25 ans», dit-il. Le projet d'adaptation de La petite fille qui aimait trop les allumettes, pourtant réputé inadaptable, a été envisagé par plusieurs producteurs et cinéastes dans les années 2000, sans se concrétiser.

En 2013, le producteur Marcel Giroux a pressenti Simon Lavoie pour le réaliser, après avoir vu Le torrent, film sombre et poétique adapté d'une nouvelle d'Anne Hébert. «Ce que j'avais retenu du roman, dit le cinéaste, ce n'était pas les jeux de langage ou les mises en abîme, mais le récit de cette jeune fille qui s'ignore, avec son frère et cette mystérieuse créature dans le caveau, gardée par le père. Je trouvais extrêmement poétique cet univers reclus.»

Encore fallait-il, rappelle Simon Lavoie, que le principal intéressé donne son aval. «J'ai eu la chance de côtoyer Gaétan Soucy brièvement. Il a lu une première version de mon scénario. Il est mort brusquement six mois plus tard. C'était un cinéphile et un intellectuel qui comprenait les nécessités du langage cinématographique. J'aurais aimé savoir ce qu'il pense de mon film.»

Héritage religieux

Malgré le tournage «douloureux» du Torrent - «J'ai perdu des points de vie en faisant ce film-là», admet Lavoie - , le cinéaste a eu envie de replonger dans le Québec pré-Révolution tranquille, l'obscurantisme religieux et les personnages coupés du monde de l'univers tordu de Gaétan Soucy. Je lui pose la question spontanément: ça dit quelque chose de toi, de vouloir replonger dans la douleur? «Peut-être», admet-il.

«Les gens s'en étonnent parfois, parce que je n'ai pas 60 ans, mais j'ai été élevé par les religieuses, dit-il. J'allais à la messe le dimanche. Il y avait 17 enfants du côté de ma grand-mère. C'étaient des Canadiens français tardifs. La présence de la religion catholique était forte. C'était une communauté fermée, isolée, où les étrangers - et je ne parle même pas d'immigrants, mais de gens des autres villages - étaient perçus avec méfiance. C'est de ce terreau-là que je viens.»

Ce terreau, c'est le village de Petite-Rivière-Saint-François, dans Charlevoix, où Simon Lavoie a grandi dans les années 80. L'aîné de quatre enfants d'une famille ouvrière pas du tout artistique, qui ne l'a jamais encouragé, mais pas non plus découragé - «Ce qui est déjà immense» - à faire du cinéma. «Je suis le premier d'une longue lignée à être allé à l'université», dit cet intellectuel, formé aux arts plastiques et passionné de peinture québécoise, encore davantage que de cinéma.

Lavoie, même s'il n'est pas croyant, ne rejette pas en bloc son héritage religieux, à l'instar de bien des Québécois de la génération de ses parents. «J'ai du respect pour cette institution-là, qui me définit un peu, dit-il. Je vois ma grand-mère prier et je trouve ça émouvant. Il faut peu à peu faire la paix avec cet héritage-là, si on veut maturer comme société.» 

«Si on a pu subsister dans l'histoire pendant 400 ans, il ne faut pas nier que c'est parce qu'on formait un ensemble auquel la religion catholique a contribué, au-delà de ses symboles souvent vides.»

Être un cinéaste réputé pour ne pas faire de compromis a un prix. Simon Lavoie, qui ne se considère pas plus «pur» que les autres pour autant, ne vit pas richement. Comment fait-il pour payer le loyer? Il sourit. «Quand je faisais des courts métrages et que ça allait bien, je m'étais loué un appartement de transition dans Hochelaga, dans le but d'un jour m'acheter quelque chose. Douze ans plus tard, j'y suis toujours!»

Les «luxes» qu'il se paie sont d'un autre ordre. Celui, par exemple, de systématiquement tenir des auditions pour tous les rôles proposés dans ses films, afin de choisir ses acteurs au mérite. Un luxe, dit-il, qui contribue aussi à sa mauvaise réputation dans la «machine du cinéma québécois» et «l'écologie un peu bidon du star-système québécois». Les acteurs de ses longs métrages - Dominique Quesnel dans Le torrent, les jeunes comédiens de Ceux qui font les révolutions (...), Marine Johnson dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, notamment - sont rarement des «vedettes».

Regard sur le cinéma québécois

De la même manière, Lavoie souhaiterait que le cinéma québécois se libère du carcan limité des oeuvres à 100 minutes maximum. «On a vraiment payé cher quand on a fait Ceux qui font les révolutions, rappelle-t-il. C'est comme un crime de lèse-majesté de proposer un film de 3h aux exploitants de salles. C'est perçu comme un suicide commercial.» 

«Jadis, on acceptait que les films aient un souffle épique d'une autre proportion. Aujourd'hui, les gens peuvent se gaver d'épisodes d'une télésérie, mais pas regarder un long métrage de plus de deux heures.»

Le compromis fait tout de même partie du processus de création de Simon Lavoie, tient-il à préciser. Notamment lorsqu'il travaille en duo avec Mathieu Denis, avec qui il a signé deux longs métrages. «Il y a un aspect fastidieux parfois à la coréalisation, dit-il en souriant. Il faut de la diplomatie. Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve, mais nous étions tous les deux contents de faire autre chose. Je suis extrêmement fier de Ceux qui font les révolutions [prix du meilleur film canadien au Festival de Toronto en 2016]. Il y a quelque chose de fructueux dans la mise en commun de nos univers. Mais c'est intense!»

Après avoir réalisé cinq longs métrages en près de dix ans - et vécu de son propre aveu son lot de tournages difficiles -, le cinéaste, s'il est conscient de ses privilèges, pose un regard lucide sur l'état du cinéma québécois. «Je ne pense pas être sombre ou désillusionné, mais il y a quand même quelque chose, non pas d'étouffant, mais de limité dans le cinéma québécois. J'avais le même budget pour faire mon premier film [Le déserteur, en 2008] que La petite fille qui aimait trop les allumettes. La sortie en salle est toujours très cruelle. L'existence du cinéma en salle est en péril. J'ai parfois l'impression de ne pas être né à la bonne époque!»

Aussi, Simon Lavoie, dont la personnalité réservée est peut-être plus conforme à la solitude de l'écriture qu'à la vie de plateau de tournage, comprend les cinéastes québécois de vouloir travailler à l'étranger. «Je ne lance pas la pierre à ceux qui vont à l'étranger pour un appel d'air, dit-il. Mais il y a toujours une question éthique qui se pose pour moi autour de ceux qui abandonnent des thématiques québécoises pour tourner à l'étranger, en anglais, des sujets qui pourraient être faits par n'importe qui dans le monde. C'est le pas que je n'arrive pas à concevoir que je puisse franchir.»

On ne le verra pas de sitôt à Hollywood, donc... «Ce n'est pas comme si je recevais des offres que je refusais ! Hollywood n'est pas très attiré par moi! Je comprends évidemment Denis Villeneuve, qui est en posture de réaliser toutes ses ambitions de mise en scène, d'en profiter, mais je ne peux que regretter ce qu'un créateur de ce calibre aurait pu faire ici. Je peine à croire qu'il va revenir faire des films à 4 millions et 28 jours de tournage.»

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La petite fille qui aimait trop les allumettes prendra l'affiche le 3 novembre.

photo fournie par Fun Film 

Marine Johnson dans La petite fille qui aimait trop les allumettes