En adaptant Pieds nus dans l'aube, roman autobiographique de Félix Leclerc paru en 1947, Francis Leclerc plonge pour la première fois dans l'oeuvre de son père. C'est aussi la première fois que le cinéaste de 46 ans en parle ouvertement.

« Je l'avais évité depuis 20 ans. Mais m'as-tu vu aller là ? », a lancé le volubile réalisateur lors d'un entretien-fleuve la semaine dernière. Quand on lui rappelle qu'il nous avait accordé une entrevue à l'occasion des 10 ans de la mort de Félix, il s'étonne. « J'avais accepté ? » Oui, mais en précisant qu'il ne parlerait de son père que pendant 10 minutes !

« C'est correct, mais je ne pense pas avoir lu ton texte après, dit Francis Leclerc, qui avait 16 ans lorsque son père est mort. Il fallait que je me détache le plus possible. J'étais méfiant sur tout, et je vais l'être encore après la sortie de Pieds nus dans l'aube. Si on me reparle encore tout le temps de mon père, je vais dire : c'est fini là. »

CHARGE ÉMOTIVE

Pieds nus dans l'aube raconte une année dans la vie du jeune Félix Leclerc, 12 ans, juste avant qu'il quitte La Tuque pour aller étudier au collège à Ottawa. Le film, qui se déroule en 1927, est un récit initiatique d'une beauté lente et qui porte un regard tendre et plein d'humanité sur la famille de Félix, particulièrement sur ses parents, Léo et Fabiola.

« C'est un film qui va tranquillement et qui apaise les gens. Il dit : "Viens dans mon monde, viens marcher dans la neige avec nous, entre par la porte d'en arrière et viens voir comment ça se passe." »

- Francis Leclerc, réalisateur

Le résultat porte néanmoins une charge émotive explosive. Pieds nus dans l'aube touche ceux qui le voient, à commencer par le réalisateur. « La finale me fait capoter. Je ne la regarde pas ; chaque fois, je ferme les yeux. »

Après qu'il a montré des extraits du film à son équipe, un technicien est d'ailleurs allé le voir en pleurant. « Ton père, c'est un peu comme notre père à tous », lui a-t-il dit en substance.

« Je me rends compte en voyant les réactions de gens qu'il manque de voix paternelles au Québec, dit Francis Leclerc. Des voix qui viennent nous dire que c'est correct, ce qu'on fait, de ne pas avoir peur, d'oser. Il n'y a personne, ni en politique ni en musique, qui joue ce rôle. » Ce n'est pas pour rien qu'il a demandé à Fred Pellerin d'écrire les dialogues du film à partir de la structure qu'il avait établie. « Fred, c'est un fils de Félix. »

FIGURE PATERNELLE

La figure paternelle est au centre de ce film dans lequel Roy Dupuis, solide et rassurant, incarne Léo, le père de Félix Leclerc. « On n'a pas beaucoup de personnages masculins sains, constate le comédien. Il y a des pères absents, des alcoolos, des hommes qui trompent leur femme, des faibles. Léo est un beau modèle de père, créatif, masculin, positif. »

Roy Dupuis est un allié de Francis Leclerc depuis le film Mémoires affectives en 2004. « On est devenus amis en 10 minutes, dit le réalisateur. Il était le seul à comprendre ce que je voulais faire ! » Le comédien ne tourne presque plus, mais, « réveillé » par le scénario de Francis Leclerc, il a tout de suite accepté d'incarner son grand-père à l'écran.

« Il m'a donné le scénario le jour de ma fête en me disant qu'il m'offrait Léo. Francis a appelé son fils Léo, et je sais combien ce personnage est important pour lui. »

UN RÉALISATEUR FIDÈLE

Francis Leclerc est un fidèle, qui s'entoure à peu près de la même équipe technique depuis 20 ans. « Mélanger l'amitié et le travail, c'est le plus beau, dit-il. Si tu regardes mon arbre généalogique, il est gros, mais en tapon ! »

Il a donc aussi sa famille de comédiens, qu'on retrouve dans Pieds nus dans l'aube : Roy Dupuis, bien sûr. Guy Thauvette, qui a joué à peu près dans tous ses projets. Et Catherine Sénart, qui incarne la mère de Félix, faisait partie de la série Mon meilleur ami que Francis Leclerc a réalisée.

« Il n'était pas question de faire d'auditions, dit Francis Leclerc. Je les adore, ces gens ! Et sérieusement, est-ce qu'il y a une actrice québécoise qui dégage plus de bonté dans son visage que Catherine Sénart ? »

La comédienne se dit d'ailleurs honorée de faire partie de la « famille Leclerc fictive et réelle ». Catherine Sénart a aimé incarner la mère de Félix Leclerc. « Félix et sa mère s'adoraient. Il y a une chaleur, une humanité, de la tendresse dans cette famille et dans ce film qui font du bien. » 

Francis Leclerc estime qu'on a tous un Léo et une Fabiola dans sa famille. Il affirme que cette harmonie qu'on voit à l'écran vient du regard que Félix portait sur ses parents.

« Et c'est le regard que je portais sur les miens. C'est pour ça que j'ai voulu adapter le livre, parce que je me reconnais dans ça. Mon père s'est fâché contre moi deux fois seulement, et après je me suis dit : "Plus jamais je ne le décevrai." J'ai eu une enfance heureuse, il est juste parti super tôt. »

MENTORS

Cet esprit de famille se traduit aussi dans ses relations professionnelles. Francis Leclerc a toujours été entouré de mentors. Robert Lepage, par exemple, qui fait une apparition magique dans le film, a été un des premiers à lui faire confiance, en 1998. « J'avais 23 ans, et c'est lui qui m'avait appelé ! »

Il y a aussi André Melançon, qu'il avait rencontré alors qu'il était tout jeune.

« J'étais retourné le voir et je lui avais demandé de devenir son assistant. Il avait refusé, et il m'avait dit de tourner mes affaires à la place, que c'était la seule manière de trouver ma façon de faire. »

- Francis Leclerc au sujet de sa relation avec André Melançon

Aujourd'hui, Francis Leclerc est « entouré de jeunes de 20 ans » et perpétue ce modèle de transmission. « Dans le fond, si tu veux boucler la boucle, mon père a été mon premier guide. Il a été le premier à me dire de faire ce que j'aimais dans la vie. »

C'est pourquoi il est devenu réalisateur plutôt que médecin, qu'il a tourné des dizaines de courts métrages et de nombreux clips avant de faire son premier film, Une jeune fille à la fenêtre, en 2001, et qu'il s'est passé neuf ans entre son troisième long métrage, Un été sans point ni coup sûr, et son quatrième, Pieds nus dans l'aube.

« J'ai fait de la télé pendant presque 10 ans, par choix. Je n'avais aucun projet de film en développement. J'étais tanné du cinéma, de la longueur des délais, des attentes du box-office. Alors j'ai décidé d'aller parler au monde. J'ai fait Apparences, Les rescapés, Nos étés, Les beaux malaises... Je me suis beaucoup amélioré comme réalisateur. »

POLITIQUE

Avec, en filigrane, les notions d'héritage, de famille et de territoire, Francis Leclerc a l'impression d'avoir fait un film politique. « En parlant français. En travaillant dans ma langue. En restant ici. En voulant parler de nous. C'est ça, mon geste politique, car j'aime profondément notre culture. » Quel avenir souhaite-t-il à son film ?

« J'ai fait ce film pour les Québécois. Je veux que ce soit un succès de salle. Ça se peut-tu de dire ça ? Je ne l'ai pas fait pour faire de l'argent, je n'en ferai pas. Mais je veux qu'il soit vu. »

- Francis Leclerc

Maintenant, ses projets sont davantage orientés vers le cinéma que vers la télé. Il travaille en ce moment sur l'adaptation du roman Le plongeur de Stéphane Larue et étudie la faisabilité d'un scénario de Fred Pellerin. « Je suis content parce que je n'ai aucune idée de ce que je vais tourner. » Ce qui est certain, c'est qu'il ira là où on ne l'attend pas.

« Mon père m'a appris à refuser la facilité. » Le projet qu'il caressait d'adapter un autre livre de Félix, Le fou de l'île, est donc abandonné ? « Je ne ferai plus rien sur mon père. Ça a été dur. Je vais aller faire autre chose de dur, mais dans un autre secteur de mon cerveau. Je ne veux pas refaire ça. »

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Pieds nus dans l'aube prend l'affiche le 27 octobre

Francis Leclerc en cinq oeuvres

SEIGNEUR DE KEVIN PARENT (1995)

« C'était mon deuxième clip, pour lequel j'ai remporté un prix au gala de l'ADISQ. Imagine, je voulais me détacher de mon père, et là, je monte sur scène et Julie Snyder dit: ‟C'est drôle, c'est le fils de Félix et il gagne un Félix!" On était partis en petite équipe de huit, on a tourné sur quatre jours, de Québec à la Gaspésie. Déjà, je ne voulais pas faire ça conventionnel. Il y a aussi là le début de mon rapport au territoire, au paysage. Je me suis beaucoup reconnu dans Kevin pendant ma vingtaine. »

UNE JEUNE FILLE À LA FENÊTRE (2001)

« C'est mon premier long métrage. Il y a des gens qui ont travaillé avec moi à l'époque qui sont encore là sur Pieds nus dans l'aube: Stéphane Houle, mon preneur de son, Steve Asselin, mon directeur photo, qui s'occupait de l'éclairage dans le temps... C'est là que j'ai compris que je pouvais faire exactement ce que j'avais envie de faire, avec une liberté de moyens. C'est là aussi que j'ai eu envie de voyager dans le temps et les époques. »

MÉMOIRES AFFECTIVES (2004)

« Pour moi, c'était all in. J'ai tout joué là-dessus, tout risqué. J'étais écoeuré de ce projet. La quatrième fois que je l'ai présenté à Téléfilm, je leur ai dit de faire ce qu'ils voulaient et je l'ai câlissé dans les poubelles. Finalement, il y a un monsieur qui était là depuis longtemps, Jean-Claude Marineau, qui a cru en moi et qui a décidé de me faire confiance. C'est un film qui a ses défauts, je ne l'aime pas, dans le fond. J'aime la prémisse, j'aime la finale, mais je me suis perdu à un moment donné. Mais ce film a été déterminant pour ce que j'ai fait après. »

APPARENCES (2012)

« C'est le meilleur scénario que j'ai eu de ma vie. Serge Boucher est un grand dialoguiste. Ça m'a fait un bien fou d'aller dans ses bibittes à lui! J'ai aussi aimé être celui qui diffusait sa parole. Quand j'étais jeune, mes idoles étaient Charles Binamé et Jean Beaudin, qui faisaient des films et de la télé que j'aimais. C'est exactement ce que je voulais faire! Quand j'entendais des gens se demander où était passée Manon, je me disais que j'avais réussi ma job. »

LES BEAUX MALAISES (2014 à 2016)

« Quand je pense aux Beaux malaises, c'est à Martin Matte et à François Avard que je pense en premier. C'est la découverte de la comédie, mais dans le plus beau sens du terme. J'aime toujours faire rire, même dans le dramatique. Il y en a qui disent que la comédie, c'est dur, mais dans le fond, c'est tellement simple... Tu as juste à être à la bonne place et à capter ce qui se passe. »