Il y a 50 ans presque jour pour jour, la ville de Detroit était à feu et à sang, secouée par des émeutes d'une rare violence. Le bilan de ces cinq journées de juillet 1967: 43 morts dont 33 Afro-Américains, plus de 450 blessés, des milliers d'édifices brûlés et environ 7000 personnes arrêtées. Des émeutes qui sont considérées parmi les plus importantes de l'histoire des États-Unis, mais qui sont peu connues des Américains.

C'est le sujet du nouveau film de la réalisatrice Kathryn Bigelow et du scénariste Mark Boal, le duo qui nous a donné The Hurt Locker (Oscar du meilleur film et de la meilleure réalisation en 2010) et Zero Dark Thirty. Eux non plus n'avaient jamais entendu parler des «émeutes de la 12e Rue».

«Quand on pense à 1967, sur le plan culturel, la première image qui nous vient à l'esprit, c'est l'été de l'amour, le mouvement hippie..., a expliqué le scénariste Mark Boal en conférence de presse lundi dernier. Les émeutes se sont produites à la même époque, mais elles ne font pas partie de nos références culturelles. C'est pour cela que le sujet m'a intéressé. Parce que c'est une partie importante de notre histoire et que je ne l'avais jamais apprise à l'école secondaire.»

«Quand j'ai décidé de faire le film, nous étions au lendemain de l'acquittement du policier qui a tué Michael Brown à Ferguson», a indiqué Kathryn Bigelow, qui a dit avoir tout de suite vu un lien entre l'actualité et les évènements tragiques de 1967.

Une nuit atroce

Le scénario de Boal se concentre sur deux évènements en particulier de cette fin de juillet 1967. Le premier: une descente policière dans un speakeasy de la 12e Rue où des jeunes s'étaient réunis pour célébrer le retour de deux amis, vétérans de l'armée américaine. Dans le film, leur arrestation brutale est l'étincelle qui déclenche les émeutes dans une ville déjà à cran.

Le deuxième évènement raconté dans le film a lieu au Algiers, un motel de passe où se sont réfugiés des jeunes qui font la fête loin des émeutes. Un coup de feu tiré à la blague par un jeune homme du groupe provoque les forces de l'ordre qui débarquent par dizaines au motel, évacuent tout le monde à l'exception d'un petit groupe de jeunes Noirs et de deux jeunes filles blanches de l'Ohio. Ce qui se produit ensuite, durant plusieurs heures, est d'une cruauté insoutenable: trois policiers hyper racistes se livrent à des actes d'humiliation, de violence psychologique et physique sur leurs «otages» terrorisés... Un huis clos terrifiant qui s'est soldé par la mort de trois jeunes Afro-Américains.

Des rôles difficiles à jouer

Même s'il comprend plusieurs images d'archives, le film Detroit est une fiction, pas un documentaire. Le film a été tourné en grande partie à Boston, sauf pour les scènes filmées au superbe Fox Theatre de Detroit, et qui mettent en valeur la musique Motown, l'âme de cette ville. Mark Boal, qui a déjà été journaliste, a fait ses devoirs. Avec Kathryn Bigelow, il a mené des recherches, fouillé les archives et rencontré des gens qui ont vécu les émeutes. Certains personnages présentés dans le film ont vraiment existé, comme le gardien de sécurité Melvin Dismukes - incarné par l'acteur John Boyega -, qui a même été consultant sur la production. D'autres, comme le policier Philipp Krauss, sont le condensé de plusieurs personnes. Bref, Detroit est très proche de la réalité.

On le devine, le tournage de ce film aux scènes violentes et dérangeantes a été exigeant pour les acteurs. «Heureusement, nous nous sentions en sécurité émotivement, psychologiquement et physiquement, a noté l'acteur australien Ben O'Toole, qui incarne un policier raciste dans le film. Il n'y avait aucun jugement, ce qui nous permettait d'aller dans les zones où nous devions aller. Il fallait pouvoir jouer notre personnage sans culpabilité.»

«Le plus grand défi quand tu dois incarner un raciste, c'est que tu ne trouveras aucune justification, a renchéri le Britannique Will Poulter, qui incarne le policier le plus odieux du groupe. Tu ne peux pas t'identifier. Il n'y a rien à quoi nous pouvions nous accrocher, mis à part que nous avons le privilège d'être des hommes blancs.»

Un film important

Pour les acteurs noirs, toutefois, le film Detroit a une tout autre connotation. Pour Algee Smith, qui incarne Larry Reed, le chanteur du groupe The Dramatics qui s'est retrouvé captif des policiers au motel Algiers, le racisme systémique décrit dans le film est encore bien présent aujourd'hui. Devant un parterre de journalistes, le jeune acteur a affirmé qu'il ne voit pas beaucoup de différences entre son personnage et lui. 

«Je ne me sens pas différent d'aucune façon. Je suis un jeune homme noir, je suis un chanteur. Honnêtement, la même chose pourrait m'arriver aujourd'hui.» 

Plusieurs acteurs présents à la conférence de presse ont confié avoir été ébranlés par le film, mais tous se disaient fiers d'avoir participé à ce projet qu'ils jugent pertinent et important.

Quant à Kathryn Bigelow, elle s'est dite consciente de la position délicate dans laquelle elle se trouvait en tant que femme blanche qui raconte une histoire vécue essentiellement par la communauté noire. 

«Je me suis demandé si j'étais la bonne personne pour faire ce film, a-t-elle reconnu, et la réponse est non. Mais cette histoire devait être racontée et j'avais la plateforme et les moyens pour le faire. Le besoin de faire ce film l'a donc emporté. Ce qui n'exclut pas que d'autres puissent un jour raconter la même histoire à leur façon.»

Detroit prendra l'affiche le 4 août.

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photo Matt Sayles, archives associated press

Kathryn Bigelow a conscience de ne pas être la réalisatrice idéale pour Detroit, en raison de son statut de femme blanche. L'importance de raconter cette histoire l'a toutefois emporté sur ses appréhensions.

Detroit se souvient des émeutes

Pour souligner le 50e anniversaire des «émeutes de la 12e Rue», deux musées de Detroit présentent des expositions portant sur ces évènements. Au Museum of African American History, on peut voir jusqu'en janvier 2018 l'exposition Say It Loud: Art, History, Rebellion. De son côté, le magnifique Detroit Institute of Arts présente Art of the Rebellion: Black Art of the Civil Rights Movement. Cette exposition nous fait découvrir 34 oeuvres d'artistes afro-américains actifs dans les années 60 et 70 et nous montre, films d'archives à l'appui, la violence vécue par les habitants de la ville en juillet 1967.

Quant à la société Annapura Pictures, qui produit et distribue le film de Kathryn Bigelow, elle a fait appel à des artistes locaux pour réaliser une demi-douzaine de murales géantes qui font la promotion du film sur certains édifices de la ville.

Ces commémorations ne plaisent pas à tout le monde. La communauté d'affaires de Detroit s'inquiète que ce triste anniversaire éclipse les efforts de relance de la ville qui se remet tranquillement d'une crise économique sans précédent. Questionné à ce sujet en conférence de presse, le scénariste Mark Boal a rappelé qu'il était important de se souvenir des émeutes, car elles font partie de l'histoire du pays. Il a dit souhaiter que le film serve de tremplin pour parler de ce qui va bien et moins bien dans la ville. Plusieurs reportages publiés à Detroit ces jours-ci rappellent en effet que l'embourgeoisement que connaît la principale ville du Michigan actuellement se fait au détriment de la communauté noire, qui compose pourtant 80 % de la population.