Yan England descendait à peine de l'avion lorsque je l'ai rencontré. Il arrivait du festival d'Angoulême avec deux prix sous le bras pour son premier long métrage, 1: 54: le Valois du meilleur acteur remis ex aequo à Antoine Olivier Pilon, qui y tient le premier rôle, et le prix Valois Magelis du meilleur film, remis par un jury étudiant.

Yan England n'avait probablement pas dormi très longtemps la veille et aurait dû être épuisé et marcher au ralenti en cette fin d'après-midi écrasante. Il n'en était rien: il débordait d'énergie et de bonne humeur, parlant d'abondance et offrant toujours de longues réponses aux questions les plus simples.

Il y a des gens comme ça: des espèces de forces de la nature, parfaites et performantes, débrouillardes comme aucune autre, animées d'une énergie hors du commun, des gens que rien ni personne ne semble pouvoir arrêter. Yan England appartient à cette race.

Tombé dedans à l'âge de 8 ans lorsqu'il a obtenu un rôle dans la série Robin et Stella, dont sa mère, Diane England, était la script-éditrice, le petit Yan, devenu grand, a multiplié les rôles à la télé dans les émissions jeunesse (Watatatow, Ramdam, Fan Club, Les débrouillards, etc.) puis dans les séries dramatiques.

Il aurait pu couler ses cours à l'école à force de fréquenter des plateaux de télé. Mais le contraire s'est produit: inscrit en sciences pures, il a travaillé trois fois plus fort à l'école tout en continuant à tourner, à faire du sport de compétition et, comme si cela ne suffisait pas, à entraîner une équipe de natation de la région de Mont-Saint-Hilaire, où il a grandi et où il vit toujours.

Dans le milieu de la télé, il est un cas à part. Dans les faits, ils sont deux: Yan England et Gregory Charles. Or, comme par hasard, Diane England a longtemps été l'agente de Gregory. Autant dire que Gregory a été un modèle et un mentor pour Yan, sinon l'émule à abattre.

Selon Wikipédia, Yan England aurait 37 ans, mais, de vive voix, il affirme avoir seulement 34 ans et un nouveau but dans la vie: réaliser des films.

«À l'âge de 8 ans, je voulais devenir journaliste comme papa [le journaliste économique Michel Girard] mais, dès que j'ai mis le pied sur un plateau, je suis tombé amoureux de ce monde-là. Puis à 10 ans, j'ai découvert les films de Chaplin et j'ai décidé que je voulais réaliser des films et jouer dedans comme lui.»

Le saut vers le cinéma ne s'est pas fait tout seul. England a mis du temps à y arriver et, surtout, il a investi beaucoup de temps et d'argent pour concrétiser son rêve.

En 2013, il a créé toute une commotion en annonçant que son premier court métrage - Henry  - , tourné à ses frais, avait été retenu dans la sélection finale aux Oscars. Ce dont il a moins parlé, c'est que son épopée aux Oscars a été ardue et coûteuse.

Pour être admissible, le court métrage devait avoir remporté un prix dans un festival. Afin de mettre toutes les chances de son côté, England a soumis son film dans une centaine de festivals. Chaque fois, c'est lui qui a payé pour la copie du film, pour l'inscription et pour les frais d'expédition. Puis, une fois le prix convoité gagné et les conditions pré-Oscars réunies, il a dû envoyer une version 35 mm de son film, une dépense supplémentaire d'environ 8000 $. Mais comme lui disait si bien son père: «Si tu places ton argent dans ce qui te passionne, c'est un investissement à long terme qui va rapporter un jour.»

Yan England n'a pas remporté d'Oscar, mais il a rencontré son idole, Steven Spielberg, au bal des Gouverneurs après la cérémonie. Les deux ont échangé pendant de longues minutes, puis le père d'E.T. l'a salué en lui lançant: «Maintenant, va faire des films.»

Ce long détour pour expliquer la genèse de 1: 54, un film sur un jeune mal dans sa peau, qui se sent un brin loser jusqu'au jour où il décide de participer à un 800 m.

Je lui demande si son film est le pendant masculin de Sarah préfère la course de Chloé Robichaud. Il rigole et m'assure que non. Je lui demande si le film est en partie autobiographique et si, dans le fond, toute sa détermination et son ambition découlent d'un manque d'estime de soi. Mais il m'assure que non, comme s'il n'y avait aucune part d'ombre, aucun doute, aucun trouble, qui l'habitait. Je ne sais pas si je le crois entièrement. Pour me convaincre, il ajoute qu'il s'est inspiré de gamins qu'il a connus lorsqu'il entraînait son club de natation.

«Je ne pense pas avoir déjà eu le sentiment d'être un loser comme le personnage de mon film, mais je comprends bien cet état d'esprit. Je comprends qu'on veuille faire partie d'une gang et qu'on veuille se dépasser pour se prouver à soi-même et aux autres.»

«Pour ma part, il y a beaucoup de choses que je veux faire, mais je n'ai rien à prouver.»

Il n'a peut-être rien à prouver, mais il n'y a pas si longtemps, Yan England s'est exilé à Los Angeles puis à New York pendant cinq longues années. La raison? «Je voulais être en mesure de jouer en anglais sans accent si jamais l'occasion se présentait.»

England a suivi quatre ans de formation à Los Angeles, tout en faisant des allers-retours professionnels à Montréal. Il a trouvé un agent, a passé quelques auditions puis raconte qu'il a obtenu un premier rôle dans une série, premier rôle qui a fini par lui échapper à cause d'un deal douteux entre son agence et la production: «J'ai senti que la ville me fermait ses portes et m'obligeait à me battre contre des moulins à vent, ça ne me tentait plus et j'ai plié bagage.»

Il aurait pu rentrer à Montréal. Il a préféré tenter sa chance à New York pendant un an, où il a fait un peu de théâtre, décroché un rôle dans un film indépendant (Why George) avant de rentrer au bercail pour de bon.

«J'aime les défis. Et je me pose le moins de limites possible.»

Les résultats ne sont pas toujours probants, mais Yan England n'a jamais, jamais laissé le découragement le gagner. Enfin, pas longtemps. «Je me donne 24 heures pour être déçu quand quelque chose n'a pas marché et, dans ce 24 heures, je peux vivre toute une gamme d'émotions, de la colère à la frustration, sauf que le lendemain, je me lève et c'est fini. Je passe à un autre appel.»

C'est ainsi qu'à son retour de New York, au lieu de se morfondre et de déplorer qu'il venait de perdre cinq ans de sa vie, il a écouté à nouveau sa mère. Elle n'avait qu'un conseil pour lui: «Écris-toi un rôle.» Sans faire ni une ni deux, England s'est lancé dans la réalisation et la production d'un premier court métrage, Moi, qui a d'ailleurs été envoyé aux Oscars mais refusé.

Déçu mais non défait, England a continué à parfaire sa formation chaque fois qu'il se retrouvait sur un plateau, que ce soit celui de Trauma, des Rescapés ou de Minuit le soir.

«Sur un plateau, quand je ne joue pas, rien ne me fascine plus que de voir un réalisateur aller, regarder où il place sa caméra, comment il travaille la lumière avec le directeur photo. Ce qui est fascinant, c'est qu'au signal, tous les talents de l'équipe se mettent au service de l'oeuvre. C'est beau à voir.»

Pas de doute possible: Yan England n'aurait aucune difficulté à passer le plus clair de son temps sur un plateau. Pour 1: 54, il n'a pas obtenu de financement de la SODEC et, au bout du compte, c'est la productrice Denise Robert qui est venue à sa rescousse en puisant dans son enveloppe à la performance de Téléfilm Canada.

England a tourné dans une vraie école secondaire (l'école Jacques-Rousseau) pendant les cours, faute de moyens mais aussi pour l'authenticité de l'ambiance. Le film connaîtra une avant-première au Festival de cinéma de la ville de Québec le 21 septembre puis une première officielle à Montréal le 4 octobre.

Ce soir-là, Yan England pourra se dire qu'il en a fait, du chemin, pour en arriver là, mais, au moins, le voyage en a valu la peine.