Croisement entre Saturday Night Fever et The Wrestler, The Bleeder est un film dont l'action se situe en 1975. Une occasion pour Philippe Falardeau de s'amuser avec l'époque et de jouer sur un autre registre.

Sur le terrain de stationnement de l'hôtel de banlieue où l'équipe de The Bleeder a installé ses pénates en ce petit lundi matin, on peut voir plusieurs vieilles bagnoles ayant du «vécu». Une Cutlass ici, une Comet là. Quelques vestiges aussi de ces longs mastodontes énergivores que «chauffaient» avec fierté nos pères et grands-pères. Quand Philippe Falardeau crie «Action», une grosse Cadillac de couleur un peu douteuse s'élance afin de trouver une place pour se garer. Des hommes en sortent. Qu'on dirait tout droit sortis de Goodfellas. Parmi eux, le boxeur Chuck Wepner, interprété par Liev Schreiber.

L'acteur, star de la série télévisée Ray Donovan (qu'on peut aussi voir au cinéma dans Spotlight), est très impliqué dans un projet pour lequel il agit aussi à titre de producteur.

«C'est d'ailleurs lui qui m'a choisi!», explique Philippe Falardeau en buvant un espresso, venu d'une machine à café que l'équipe a fait installer expressément à son intention. «Liev trouvait cela un peu bizarre, d'ailleurs. Il me disait que, sur papier, je n'étais peut-être pas la bonne personne pour réaliser ce film, étant donné que je ne suis pas anglophone et que je ne viens pas du tout de cette culture-là, très ancrée dans le New Jersey. Mais il appréciait ma vision. Il aimait ce que j'avais à dire à propos de cette histoire.»

L'inspiration de Rocky

Chuck Wepner est ce boxeur qui, contre toute attente, a résisté pendant 15 rounds lors d'un combat livré à Muhammad Ali en 1975. Impressionné, Sylvester Stallone se serait inspiré du modeste athlète pour écrire le scénario de Rocky. The Bleeder est le surnom qu'on a donné à ce boxeur, le seul des 10 premiers au classement que Muhammad Ali n'avait pas encore battu. D'où l'organisation de ce combat.

The Bleeder, qu'on tente de mettre en chantier depuis une dizaine d'années, est une production indépendante dotée d'un budget extrêmement modeste: 5 millions de dollars à peine. Pour un film «d'époque», c'est évidemment très peu.

«On a 150 scènes à tourner en tout, précise le cinéaste. Cela dit, on savait dès le départ que nous devrions travailler avec des moyens en dessous de nos ambitions. En principe, le stationnement aurait dû être rempli de voitures ici ce matin. On en a trois fois moins que prévu. Avec les longues séances de maquillage pour Liev - de quatre à six heures par jour -, le temps de tournage est forcément réduit. Je n'ai jamais eu un horaire aussi difficile à gérer de ma vie!»

Le cinéaste indique en outre que le directeur photo Nicolas Bolduc (Rebelle, Enemy) lui sauve la vie régulièrement.

«Nicolas est le directeur photo le plus "aérodynamique" que je connaisse. Mes scènes ne sont pas découpées. Les comédiens les jouent toujours en entier. J'envoie Nicolas dans le tas et il suit tout ça de façon organique. C'est la seule façon de procéder, car on n'a pas assez de temps de tournage. Je crois que si on enlève les heures de maquillage, le film sera tourné en 18 jours!»

Un film stylisé

Les deux hommes, qui ont une complicité évidente sur le plateau (ils s'envoient des indications en français même s'ils sont physiquement éloignés l'un de l'autre), s'amusent à recréer l'atmosphère des années 70. Le film sera stylisé, avec beaucoup de zooms in et de zooms out, et aussi quelque chose d'un peu sale, d'un peu trashy. Ce sera aussi le festival de la perruque et du favori.

Wepner étant enivré par sa toute nouvelle notoriété au moment de la sortie de Rocky, il tombe à pieds joints dans la culture sexe, alcool, drogue et disco de l'époque. Aux États-Unis, le film sera assurément coté «R» (les moins de 17 ans doivent obligatoirement être accompagnés d'un adulte). Pour la première fois de sa vie, Philippe Falardeau filme des scènes de nudité.

«Ça me met très mal à l'aise, confie-t-il. Les filles me trouvent sweet parce que j'essaie de bien prendre soin d'elles. On m'a proposé de faire appel à des danseuses ou des actrices pornos, mais j'ai dit non. Je tenais à avoir de vraies comédiennes pour tourner des scènes qui doivent avoir du sens dans le film. Je ne veux rien de gratuit. Liev était bien d'accord avec ça. On a essayé de rendre ça ludique, à la limite du ridicule, pour qu'il n'y ait rien d'érotique ou d'excitant là-dedans.»

En ce lundi, le tournage de trois scènes figure au programme de la journée. Après la courte scène de l'arrivée de la bande à Wepner dans le stationnement de l'hôtel - le Marriott à Tarrytown sert de doublure au Granit Hotel dans les Catskills -, l'équipe se déplace à l'intérieur pour tourner deux conférences de presse.

La première de ces scènes est particulièrement exigeante, dans la mesure où Wepner, après un entraînement, rencontre à la piscine une meute de journalistes. Qui ne le prennent visiblement pas au sérieux. De nombreux acteurs requis pour cette scène sont embauchés seulement pour la journée. Derrière son moniteur, le cinéaste surveille les moindres détails. «Je vais aller contrôler la sueur!», dit-il en quittant son poste.

Pendant que Liev Schreiber s'entraîne (avant chaque prise!), Falardeau discute avec les membres clés de son équipe, sautille pour garder le rythme, se déplace pour aller discuter privément avec son acteur principal ou son directeur photo. Il voit aussi à maintenir l'énergie de ses troupes.

«Que Liev agisse à titre de producteur, ça m'arrange, fait valoir le cinéaste. On a pas mal la même vision de ce que le film doit dire. Les financiers auront évidemment droit au montage final, mais si on doit défendre certaines choses, Liev a quand même du pouvoir auprès d'eux. Il nous fait aussi beaucoup confiance, à Nico et à moi. Dès qu'il a vu les premières scènes qu'on a tournées, on a pu sentir qu'il était rassuré.»

De New York à... Sofia!

Mettant aussi en vedette Naomi Watts et Elisabeth Moss, qui interprètent deux des femmes de la vie de Chuck Wepner, et Ron Perlman dans le rôle de l'entraîneur, The Bleeder est entièrement tourné dans la région de New York. Ou presque...

«L'ironie de l'affaire, c'est que tout se passe à Bayonne, au New Jersey, un endroit qui a conservé son aspect de l'époque, souligne Philippe Falardeau. Mais je ne peux pas aller tourner là. On n'a pas le droit de traverser le pont à cause des crédits d'impôt. Il faut impérativement tourner dans l'État de New York.»

Amorcé le 26 octobre, le tournage new-yorkais prendra fin le 4 décembre. Ensuite, l'équipe se déplacera en Bulgarie pour aller filmer la fameuse scène de combat.

«Cette décision a été prise uniquement pour des raisons budgétaires, étant donné que les financiers sont propriétaires du studio à Sofia, explique le cinéaste. Personnellement, je trouve cette situation d'autant plus aberrante que Nicolas ne pourra pas me suivre.»

Comme ses collègues Jean-Marc Vallée et Denis Villeneuve, Philippe Falardeau tient en effet à travailler avec «son» monde. Outre Nicolas Bolduc, le monteur Richard Comeau est aussi de la partie. Si jamais une trame musicale originale est requise, il est certain que le cinéaste fera appel à Martin Léon. Il aimerait aussi faire toute la postproduction de son film à Montréal.

Produit par Campbell Grobman Films et Mike Tollin Productions, scénarisé par Jeff Feuerzeig et Jerry Stahl, The Bleeder prendra l'affiche l'automne prochain. Au Canada, le film sera distribué par la société Remstar.