Elle a marché sous la pluie, la grêle, la fausse neige et les rafales de vent. Un jour, le froid était si vorace qu'il s'en est pris à sa gorge et lui a fait faire une amygdalite. Tout autour d'elle, les acteurs tombaient comme des mouches: blessures aux pieds, aux tendons, étirements de muscles, inflammations. Malgré cela, Charlotte Le Bon ne regrette pas une minute d'avoir fait partie de la grande aventure du film La marche.

«Ce film-là et celui sur Yves Saint Laurent [dont la sortie est prévue à l'été au Québec] ont été pour moi des tournants, dit-elle, assise sagement sur un tabouret en plein soleil au 23e étage d'un hôtel. J'ai longtemps été habitée par le sentiment d'imposteur, mais ces films-là m'ont fait sentir que j'étais en train de devenir une vraie actrice.»

Au coeur du film de Nabil Ben Yadir, un événement oublié par 80% des Français: une marche lancée en 1983 par des jeunes des cités HLM et leur copain curé pour protester contre les crimes raciaux d'une France en proie à l'intolérance. Partis de leur banlieue des Minguettes, les jeunes et le curé ont parcouru 1000 km entre Marseille et Paris et fait surgir un réel élan d'espoir qui a donné naissance, un an plus tard, au mouvement SOS Racisme.

Dans la vraie vie, ils étaient 30 marcheurs. Dans le film, budget oblige, ils ne sont que 11. Olivier Gourmet incarne le curé, Jamel Debbouze, un clochard toxico, Lubna Azabal (Incendies), une militante trop protectrice de sa nièce, et Charlotte Le Bon, le rayon de soleil du groupe, une photographe canadienne née de parents communistes, qui immortalise le voyage avec sa Nikon FM2 qui appartient en vrai à Charlotte.

Action collective

D'ailleurs, pendant les scènes où on la voit pointer son objectif sur les marcheurs, Charlotte prend de vraies photos: 700 en tout, qu'elle a gardées précieusement. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. En novembre dernier, lors de la sortie du film en France, laquelle coïncidait avec le 30e anniversaire de la Marche, Charlotte a découvert que rien de spécial n'avait été prévu pour souligner l'événement. Qu'à cela ne tienne, l'ex-Miss Météo de Canal + s'est muée en Miss Organisatrice d'action collective.

Elle a pris contact avec JR, photographe français, créateur du projet Inside Out qui consiste à imprimer gratuitement des formats géants de visages pour les placarder sur les murs ou dans les rues des villes.

JR a accepté d'aider Charlotte, pour autant qu'elle s'occupe de ramasser 2500 photos de visages, un exploit qu'elle a réussi avec l'aide de Twitter et de son bon copain Yann Barthès, animateur de l'émission satirique Le Petit Journal. Et c'est ainsi que le 3 décembre, la rue de la République, à Lyon, a été pavée de 2500 visages collés sur le bitume par une armée de bénévoles au nom de l'égalité et de la tolérance. Tout ça grâce à une fille de 27 ans, belle comme un coeur, avec un accent québécois à couper au couteau.

«Est-ce que j'étais fière? Mets-en, que j'étais fière! lance Charlotte. Fière du projet et fière aussi d'avoir participé à ce film avec des acteurs aussi formidables.»

Box-office décevant

Pourtant, en France, La marche n'a pas connu le succès espéré ni auprès des critiques ni auprès du public.

«Ils s'attendaient à faire 1 million d'entrées. Ils en ont fait 178 000. Je ne sais pas exactement pourquoi le film n'a pas marché. Je pense que l'idée de le lancer en même temps que le 30e anniversaire a confondu les gens. Certains pensaient qu'il s'agissait d'un documentaire. D'autres ont perçu ce film comme une sorte de devoir de mémoire obligatoire, et comme les trucs obligatoires, ça fait toujours un peu chier, ils ne sont pas allés le voir.»

Le film a de plus fait l'objet d'une projection spéciale à l'Élysée à la demande de François Hollande. Charlotte ne se souvient plus de ce qu'elle a dit au président de la République. Elle se souvient seulement que Valérie Trierweiler était toujours dans le paysage et que Julie Gayet n'y était pas.

Je lui fais remarquer que la fin du film, qui se termine à l'Élysée avec une audience de François Mitterrand, manque de subtilité et semble avoir été écrite par un scripteur du Parti socialiste. Elle n'est pas d'accord. Et comme elle est plutôt opiniâtre, elle ne se prive pas de faire valoir ses arguments. «C'était quand même extraordinaire, ces jeunes qui partent de leur banlieue perdue et qui finissent par être reçus à l'Élysée par le président Mitterrand. C'était une apothéose qu'on ne pouvait pas ne pas mettre dans le film. Sans compter que c'est à grâce à Mitterrand si le crime raciste a été reconnu comme tel et si la carte de séjour pour les immigrants est passée de trois à dix ans.»

Dans le même souffle, elle concède quand même que cette fameuse marche a effectivement été récupérée à l'époque par le Parti socialiste et que cette récupération politique d'un mouvement apolitique a rendu les marcheurs amers. La naissance de SOS Racisme qui, au lieu de perpétuer l'aspect inclusif de la Marche, a préféré diviser la société française en victimes ou en bourreaux n'a pas aidé.

Une actrice pas comme les autres

C'est un peu étrange de discuter de tout cela avec une actrice de 27 ans, qui n'était même pas née en 1983 et qui vit en France depuis à peine quatre ans. Mais Charlotte Le Bon n'est pas une actrice comme les autres. Jouer n'a pas été sa première raison d'être. Ni sa deuxième, au demeurant. Fille de la comédienne Brigitte Paquette et belle-fille du comédien Frank Schorpion, elle a vu de près à quel point les acteurs dépendent des autres et ne sont jamais vraiment maîtres de leur sort. Elle ne voulait pas de cette vie-là. Elle préférait de loin les arts plastiques. Elle continue d'ailleurs d'alimenter cette passion en faisant de la photo et des illustrations à temps perdu.

Il reste qu'après son DEC en arts plastiques à Lionel-Groulx, elle a quitté le domaine pour devenir mannequin. Elle l'a dit et elle le répète, elle a détesté le métier de mannequin. «Ne vivre que par mon image me faisait souffrir. Je vivais beaucoup de solitude et beaucoup de tristesse, de sorte qu'à 23 ans, j'ai décidé de tout arrêter, mais sans savoir ce que j'allais faire du reste de ma vie, ostie

Mais la vie, de toute évidence, veillait sur Charlotte. Un mois après avoir signé un bail sur un appartement parisien, elle a obtenu le rôle de Miss Météo dans Le Grand Journal. Puis 200 sketches drôles, déjantés et insolents plus tard, Charlotte a été choisie pour jouer dans Astérix et Obélix: Au service de Sa Majesté.

Depuis, elle n'a cessé de tourner, malgré son accent, sa belle insolence et ses grandes dents. Mieux encore, après avoir tourné dans une demi-douzaine de films en France, elle a tourné dans un premier film américain. Dans The Hundred Foot Journey, produit par Steven Spielberg et Oprah, elle tient un premier rôle aux côtés de Helen Mirren. Elle vient d'ailleurs tout juste de signer avec UTA, l'agence américaine qui gère les carrières de Johnny Depp, Jennifer Lopez et Harrison Ford. «Je pense que c'est la première fois qu'ils mettent sous contrat une actrice française qui sait parler anglais», dit-elle en blaguant.

La vie est belle pour Charlotte Le Bon. Et le plus beau, c'est que ça ne fait que commencer.