Devant la caméra de Denis Villeneuve, il est devenu le très ambigu détective Loki de Prisoners. Mais juste avant, Jake Gyllenhaal avait incarné Adam et Anthony pour le réalisateur québécois. Conversation avec celui qui campe les deux rôles principaux d'Enemy.

Il y a du David Cronenberg dans Enemy, «peut-être parce qu'on a tourné à Toronto». Il y a incontestablement du David Lynch, «par l'atmosphère et l'aspect psychologique». Mais, plus que cela, il y a «une véritable exploration du subconscient», indiquait Jake Gyllenhaal lors d'une entrevue téléphonique accordée à La Presse.

Subconscient de Denis Villeneuve, à la barre du projet inspiré du roman de José Saramago L'autre comme moi. Et de l'acteur, pour qui l'aventure a été tout sauf passive dès les balbutiements de cette expérience que «je n'appellerais pas un film ni même un film expérimental, mais une expérience de film».

Pardon? Rires au bout du fil. «Tout au long du processus de création, Denis a essayé de répondre à des questions qu'il se pose. Il m'a ensuite amené dans le projet et j'y suis venu avec mes questions à propos de l'identité, la sexualité, l'intimité, ce que sont la sexualité et l'intimité, ce que sont les pulsions purement biologiques par rapport à celles que l'on affiche.»

Enemy, dont le scénario est signé Javier Gullón, est le résultat de ces réflexions et de ces fouilles dans l'inconscient. Ce, à travers la quête d'Adam, dont la relation avec Mary (Mélanie Laurent) est en train de s'essouffler et qui découvre, dans un film, un acteur lui ressemblant comme deux gouttes d'eau. Il se met donc à traquer cet Anthony qui, lui, est marié à Helen (Sarah Gadon) et sera bientôt père.

Le défi de Jake Gyllenhaal: habiter Adam et Anthony. Physiquement identiques au premier abord. Peut-être moins au second. «Pour moi, celui qui n'accepte pas de se faire dire non, c'est Anthony. Celui qui se résigne, c'est Adam. Anthony marche droit, pénètre avec confiance dans une pièce. Adam porte des vêtements un peu trop grands et pourvus de poches où il peut cacher ses mains. En même temps, ils ont les mêmes chemises blanches», raconte l'acteur qui aime travailler ainsi dans la finesse et non dans l'évidence (par exemple, avoir un Adam barbu face à un Anthony rasé de près).

Pareils, pas pareils?

Le tournage a commencé «avec» Adam. Une bonne chose «parce qu'il était plus clair pour moi, alors qu'Anthony m'a plus longtemps semblé être un fantôme». L'acteur a donc eu une dizaine de jours en compagnie du premier «A» avant d'aller au second. Ce passage dans la peau d'Adam lui a permis, par ricochet, de dépouiller Anthony d'une partie de son mystère.

Parce qu'Adam et Anthony sont liés. Par leur ressemblance. Par plus, possiblement. En fait, sont-ils le même homme, même s'ils partagent l'écran et se donnent la réplique à plusieurs reprises? «Oui et non. Chose certaine, nous sommes différentes personnes dans les différentes parties de notre vie. Le visage que nous présentons au monde change selon que nous sommes chez nous, au travail entouré de nos collègues, à un cocktail où nous buvons un peu trop, etc.»

Jake Gyllenhaal ne livrera pas d'autre clé pour déchiffrer l'énigme Enemy - laquelle dépasse de beaucoup la seule question d'identité: «L'expérience a presque été comme un rêve. J'espère que le film dégage la même impression d'onirisme» - car une grande partie du plaisir consiste à se laisser bercer par l'étrangeté du récit. Et à sortir de la salle avec des questions en tête. «Je pense que les gens aiment être dans cet état-là», dit celui qui a fait son entrée dans l'imaginaire collectif en campant le rôle-titre dans Donny Darko. Combien de discussions a allumées ce film et d'interprétations a-t-il fait l'objet!

«J'aime cette idée de «tout est possible». C'est excitant et terrifiant à la fois.» Et cela explique bien de ses choix de carrière. Comme d'accepter le défi que représentait Enemy, qu'il a relevé avec un réalisateur dont il savait au départ très peu. «Denis m'a envoyé un mot où il m'expliquait ce qu'il voulait faire, pourquoi il voulait le faire et la signification de ce projet pour lui. J'ai été vraiment très ému par cette note.»

Plus tard, après avoir lu le scénario, Jake Gyllenhaal a rencontré Denis Villeneuve. Dire que ça a cliqué entre eux est un euphémisme. «Comme réalisateur, il n'a pas peur. Il sait aussi exactement ce qu'il veut, mais il me permet d'avoir mon espace. Visuellement et esthétiquement, ce qu'il fait est toujours intéressant. Et il est en quête de vérité.»

Bref, l'admiration étant réciproque, il ne serait pas surprenant qu'après Enemy et Prisoners (qu'ils ont tourné tout de suite après), Denis Villeneuve et Jake Gyllenhaal explorent de nouveau ensemble ces zones sombres et ambiguës de l'espace humain.