Dans le café de Villeray où je rencontre Anaïs Barbeau-Lavalette, on serre les dernières vis d'une chaise longue tout juste sortie de son carton. La jeune cinéaste, enceinte de huit mois, aura besoin de répit pendant cette journée d'entrevues chargée.

Un double accouchement l'attend ces prochaines semaines. Celui d'un deuxième enfant en moins deux ans. Et d'un film, qu'elle porte en elle depuis 10 ans, à force de séjours plus ou moins prolongés en Israël et en Palestine.

Cinq ans après Le ring, très beau film sur des jeunes du quartier Hochelaga-Maisonneuve à Montréal, et un détour par le documentaire, le court métrage, le roman et le récit (alouette!), Anaïs Barbeau-Lavalette signe son deuxième long métrage de fiction. Présenté en première mondiale au Festival international du film de Toronto, Inch'Allah, à l'affiche vendredi, est une oeuvre bouleversante, lumineuse, d'un réalisme cru.

Un film fin autour d'un personnage fort, Chloé, une jeune obstétricienne québécoise (Évelyne Brochu, excellente), alter ego de la cinéaste, engloutie dans le tourbillon schizophrénique du quotidien israélo-palestinien. Elle habite dans le confort relatif de Jérusalem-Ouest et travaille dans la clinique d'un camp de réfugiés palestiniens à Ramallah, dans les territoires occupés, à peine à 15 km au nord.

Quinze kilomètres comme une autre planète, à laquelle on accède par un checkpoint, en franchissant un mur de sécurité. Au coeur d'un conflit historique, dans lequel nous plonge Anaïs Barbeau-Lavalette comme si on y était, aux premières loges, en compagnie de son héroïne.

«Toute la complexité, la richesse et la sensualité de ce territoire-là peut passer à travers Chloé, dit la cinéaste. C'est ce que j'espère. Notre canal n'est ni israélien ni palestinien. C'est Chloé, qui peut être moi, ma soeur. J'espère que c'est un film qui nous rapproche de la réalité de la guerre, un peu loin de nous, mais injustement loin de nous.»

Traiter d'un conflit qui polarise autant les points de vue, qui a des ramifications géopolitiques universelles, est forcément délicat. La cinéaste le fait avec une grande sensibilité. Son regard, juste et lucide, n'est ni manichéen, ni complaisant.

Des Palestiniens, coincés dans une spirale de violence, font de leurs terroristes des héros. Des Israéliens, coincés dans une paranoïa sécuritaire, ont érigé en système politique la ségrégation. Anaïs Barbeau-Lavalette, qui a des amis de part et d'autre de la frontière, aborde cette réalité en filigrane, avec nuance et sagesse.

Avec l'aplomb aussi de celle qui se sent légitimée (avec raison) d'offrir son interprétation d'une situation éminemment complexe. «Ce n'est pas noir ou blanc, dit-elle. Le film est chargé par cette complexité-là que je n'ai pas voulu expliquer dans le détail. Ils ne se voient qu'au checkpoint. Comment peuvent-ils s'aimer? C'est ultimement un film sur la liberté, dans tous ses paradoxes.»

Un film dur et prenant, qui n'est pas selon la cinéaste, dénué d'espoir. «C'est dur, mais je trouve qu'il y a quand même une part de lumière, dit-elle. J'espère que la dureté ne l'emporte pas. Dans cette région, ce qui me touche énormément, c'est comment tout ça cohabite: la vie, la mort, la lumière, la dureté et j'ai vraiment voulu que la part lumineuse soit présente, avec les enfants, la poésie, la musique. Comme des petites brèches, des soupirs, qui sont présents là-bas.»

Anaïs Barbeau-Lavalette n'aurait pas pu réaliser ce film si elle n'avait pas séjourné aussi souvent en Israël et en Palestine. Dans les décors reconstitués en Jordanie du checkpoint et d'une décharge près du mur de séparation, dans la mise en scène de centaines de figurants, elle a réussi à traduire une vérité qui l'habite.

Inch'Allah a été nourri par cette expérience. «Autant dans la cruauté de cette réalité-là que dans sa part lumineuse, dit la cinéaste. Dans la survivance, la résistance, même au quotidien. Je voulais qu'on découvre ce conflit, cette réalité, avec ses gouffres et ses splendeurs. Sans faire de tableau. Qu'on soit plongé dedans comme je l'ai été quand je suis allée. Je voulais quelque chose de brut. Que ce soit un voyage qui égratigne.»

Le film a forcément une forte connotation autobiographique. Pour la comédienne Évelyne Brochu (Café de Flore), jouer en quelque sorte l'alter ego de la cinéaste a été un grand privilège. «Il s'est créé comme une osmose naturelle entre nous, dit-elle. En développant une complicité avec Anaïs, en me nourrissant de son expérience et des lieux, je me suis sentie comme une éponge. Mais je ne crois pas qu'on ait besoin de comprendre tous les rouages du conflit pour apprécier le film. Comme on peut avoir de l'empathie pour les personnages, les comprendre, sans être d'accord moralement avec leurs actes.»

Inch'Allah boucle en quelque sorte une boucle pour Anaïs Barbeau-Lavalette. Une grande partie de sa vie se trouve dans ce film. C'est au Moyen-Orient que son scénario a été longuement mûri, écrit, façonné avec des amis israéliens et palestiniens. La région lui a inspiré d'autres oeuvres: un recueil de chroniques (Embrasser Yasser Arafat), le documentaire Se souvenir des cendres (sur le tournage d'Incendies de Denis Villeneuve).

Elle s'est rendue en Israël et en territoires palestiniens une première fois à 22 ans, pour de la recherche sur un documentaire, avant d'y étudier l'arabe et la politique à l'université. Elle a donné des ateliers de théâtre à des enfants dans un camp de réfugiés où habitait la première femme à devenir une bombe humaine. Un enfant a été tué devant ses yeux, écrasé par un char israélien qui ne s'est jamais arrêté.

Il est temps pour la cinéaste, qui prépare un documentaire sur des adolescents dans une ferme-école au Québec, de passer à autre chose. «Ce n'est pas la fin d'une histoire d'amour, dit-elle. Mais certainement la fin d'un cycle.»

***

Vendu dans une dizaine de pays

Après les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, l'Espagne, le Portugal, la Suisse et le Moyen-Orient, la Grèce et la Turquie viennent d'acheter les droits de distribution d'Inch'Allah. Et, foi de Luc Déry, producteur chez micro_scope, les bonnes nouvelles ne font que commencer. «Il y a un intérêt marqué aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Australie, dit-il. On a bon espoir de conclure de nouvelles ventes dans les prochaines semaines.» Le film devait être présenté en novembre à la semaine Cinéma du Québec à Paris, mais il a été retiré de la programmation. Là-dessus, Luc Déry affirme que les offres de présentation en festival se multiplient et qu'il doit évaluer le meilleur positionnement stratégique. Le 18 septembre, le magazine Variety a publié une critique favorable au film. «Un drame sobre et écrit avec intelligence. Un sujet incendiaire traité de façon réaliste», écrit-on.

-André Duchesne