Le 36e Festival des films du monde s'ouvre jeudi avec le film d'horreur chinois Million Dollar Crocodile. Contre vents et marées, avec une obstination qui force l'admiration, le président du FFM, Serge Losique, 81 ans, tient toujours la barre de l'événement qu'il a fondé. Malgré les nombreuses critiques, il garde son humour et sa fougue. La Presse l'a rencontré cette semaine à l'occasion d'une rare entrevue, en compagnie de la directrice générale du FFM, Danièle Cauchard.

Question: Qu'est-ce qui a le plus changé depuis les débuts du FFM?

Serge Losique:

Il y a beaucoup de choses qui ont changé. L'industrie cinématographique était plus forte quand on a commencé. Les majors avaient des bureaux à Montréal. Ils ont tous déménagé à Toronto. Aujourd'hui, il y a seulement deux grands distributeurs au Québec et la majorité de leurs films sont américains. Donc on se retrouve à peu près tout seul au festival pour aller chercher les films. Avant, on pouvait s'adresser directement au producteur ou au distributeur. Aujourd'hui, on a multiplié les intermédiaires. Heureusement qu'on a du prestige dans le monde, ce qui fait qu'on a des films du Japon, comme Départs, qui a gagné ici (en 2008) et ensuite l'Oscar du meilleur film étranger.

Vous avez des rapports privilégiés avec le Japon. Et avec la Chine...

Danièle Cauchard:

C'est un peu pour des raisons historiques. Lors de la révolution culturelle, il n'y avait plus de cinéma chinois. Tout avait été anéanti. On a été le premier festival à ouvrir les portes à la Chine, dès le début des années 80. On a montré les premiers films de Chen Kaige.

Pour l'ouverture, vous avez fait un choix assez audacieux avec un film de genre chinois mettant en vedette un immense crocodile. Comment pensez-vous que le public fidèle du FFM va réagir?

Serge Losique:

C'est un film que je situe entre E.T. et Jaws. Je ne suis pas Dieu pour juger de la réaction du public. On a déjà ouvert le Festival avec des documentaires sur les Esquimaux, des films de toutes sortes. C'est l'année chinoise. La Chine débarque pour la première fois dans un festival. C'est bien qu'il y ait un lien direct entre Montréal et la Chine. On aura une grande délégation chinoise ici, plus de 40 personnes. Je suis allé 54 fois en Chine. J'ai réalisé aussi La route de la soie (2005), qui a été vu par des centaines de milliers de personnes.

Quels sont vos rapports avec le Festival de Toronto?

Serge Losique:

Je ne veux pas me mêler de Toronto. Je m'en fous. Je ne vais pas discuter ici de Toronto. Le Festival de Montréal est un grand festival compétitif, reconnu par la FIAPF (Fédération internationale des associations de producteurs de films). Et un des grands cinéastes, que vous connaissez très bien, Bille August, a déclaré il y a deux ans, quand il était président du jury, que le FFM était le plus grand festival du cinéma. Nous, ce qu'on cherche, c'est la qualité.

N'est-ce pas plus difficile de trouver des films de qualité lorsque plusieurs festivals ont lieu en même temps comme Venise, Toronto et Montréal? Tout le monde se bat pour les mêmes films.

Serge Losique:

Nous, on se bat avec personne. On cherche nos films, on les choisit, les voilà. Vous verrez vous-même. Il ne faut pas généraliser. Il y a quand même beaucoup de films qui se font dans le monde. On n'a rien à envier à la compétition de Cannes, de Venise ou de qui que ce soit en ce qui concerne la qualité cinématographique. C'est ça qui nous intéresse. Nous avons aussi une compétition des premières oeuvres très forte. Très souvent, c'est le premier film qui est le plus intéressant. Qu'est-ce que Godard a inventé après À bout de souffle? Pas grand-chose. Tout ce qu'il a voulu dire sur l'histoire du cinéma, il l'a dit dans À bout de souffle. Très souvent, il y a des festivals qui se bagarrent pour avoir des noms. Ça ne nous intéresse pas d'avoir une Madonna. On la voit au Centre Bell...

Cela dit, il y a déjà eu des grands noms au FFM.

Serge Losique:

Oui, mais on les a toujours. On a eu un des premiers films d'Almodóvar, Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça? , et les médias se sont demandé ce qu'il faisait là. Vous savez, il faut avoir une profonde culture, pas seulement cinématographique, pour apprécier un film. Il y a 6000 festivals de films dans le monde, aujourd'hui. Mais il ne faut pas mêler tous les festivals. Tout le monde ne peut pas participer aux Olympiques. Nous, nous respectons les règlements de la FIAPF. Nous sommes reconnus au même niveau que Cannes, Berlin et Venise. Voilà pourquoi nous sommes très forts sur le plan international dans les médias.

Pourquoi ne sélectionnez-vous plus de films de Cannes, hors compétition, comme vous le faisiez dans le passé?

Serge Losique:

Il faut éviter cela. Si on prend deux ou trois films de Cannes, c'est pour que nos journalistes et notre public puissent comparer nos films avec les autres festivals. Mais notre but n'est pas de faire ça. On insiste sur les premières mondiales. C'est aussi simple que ça.

Vous n'avez pas l'impression que cela vous coupe de certains films qui pourraient intéresser votre public?

Serge Losique:

Pas du tout! Vous n'êtes pas là pour vivre comme un parasite du travail des autres! Est-ce que ça te plairait, à toi, d'imiter un autre journaliste qui écrit dans Time Magazine? Non. Tu veux avoir ta propre vision. C'est exactement la même chose pour le Festival. C'est un festival international qui doit avoir sa propre marque.

On a l'impression que l'industrie québécoise du cinéma vous boude. La présence de films québécois est faible, on apprend que vous avez tenté sans succès d'obtenir certains films, que des distributeurs ont préféré présenter leurs films ailleurs. Comment réagissez-vous à ça?

Serge Losique:

L'industrie québécoise est très présente. Ça dépend des films, des sorties. Il y a des raisons stratégiques. Si le film ne gagne rien en compétition ailleurs, à Karlovy Vary par exemple, ça passe inaperçu, ça ne dérange pas. Mais pas à Montréal. Il faut des films très forts pour la compétition. La compétition, c'est un danger mortel pour un film, surtout dans son propre pays. Louis Malle n'a soumis qu'un film à Cannes. Les autres ont été présentés à Venise. Pour des raisons stratégiques, face aux médias et tout ça.

Pourquoi les cinéastes québécois préfèrent-ils présenter leurs films ailleurs?

Serge Losique:

Comme le dit le proverbe: «Nul n'est prophète en son pays.» Mais l'industrie québécoise, ce qu'il en reste, est très présente. On ne veut pas être le premier tombeau des films. On a refusé certains films québécois, qui étaient médiocres, mais ça, on ne le dit pas.

Avez-vous l'impression de réaliser le festival que vous voulez réaliser? Si vous aviez plus d'argent, feriez-vous les choses différemment?

Serge Losique:

On a toujours refusé de commenter publiquement nos budgets. C'est ça, l'histoire du Festival. Un jour, on parlera de tout ça, mais pas tant qu'on organisera le Festival. Je répondrai comme un grand prêtre: On vit toujours de l'espérance, jamais de l'espoir.

Vous vivez aussi de subventions...

Danièle Cauchard:

Insuffisantes! On est un événement à contenu et on est généralement moins aidé que les fêtes populaires dans la rue. Je me suis promenée dans un événement que je ne nommerai pas, récemment, et il y avait des allées de junk food et un genre de souk où l'on vendait des pantalons et des vestes. Et ils ont des subventions bien plus importantes que notre festival! Ils ont en plus des commandites de toutes les sociétés d'État, qui sont des monopoles et n'ont pas besoin de ce genre de visibilité. Il y a quand même quelque chose qui ne va pas.

Comment voyez-vous l'avenir du Festival?

Serge Losique:

L'avenir, on le voit très bien. D'abord, il faudrait assurer sa pérennité sur le plan financier, et ça, on peut le faire seulement s'il y a de la volonté sur le plan politique. Malheureusement, malgré l'aide des gouvernements, la pérennité n'est pas assurée. Mais avec la vision que l'on a donnée au Festival, avec d'autres gens qui viendront après nous, tout est possible. Parce que la réputation est là. Le FFM ne mourra pas.

Vous êtes là encore pour au moins 10 ans?

Serge Losique:

Ça dépend. Les papes sont là jusqu'à leur mort aussi! (rires)

Avec la collaboration de Marc-André Lussier.