On n'avait pas vu un film québécois aussi artistiquement et intellectuellement ambitieux depuis des lustres. Ceux qui font les révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau, prix du meilleur film canadien au dernier Festival de Toronto, est une oeuvre radicale et dérangeante, qui ne laissera personne indifférent. Un film-somme de trois heures sur les lendemains désenchantés du printemps érable. Le tandem Mathieu Denis et Simon Lavoie frappe un grand coup et remet la question nationale à l'ordre du jour. Discussion avec deux réalisateurs qui ont toujours créé dans l'urgence.

S'il y a une chose qui traverse toute la filmographie de Mathieu Denis et Simon Lavoie, de Laurentie (qu'ils ont fait ensemble) en passant par Le torrent (Lavoie) et Corbo (Denis), jusqu'à ce pamphlet dont le titre même est une provocation, c'est la question de l'identité nationale, qu'on dit dépassée. Pour eux, l'échec de la révolte étudiante de 2012 n'est que la prémisse d'un questionnement plus profond.

«Quand on parle du Québec, il y a quelque chose qui nous frappe et qui est au coeur de ce film, c'est l'idée d'un inachèvement éternel, dit Mathieu Denis. Tant qu'on n'achèvera pas les choses, on est condamné à une certaine stagnation, voire à une régression. Cet inachèvement est évident partout dans l'histoire du Québec. Et je pense que la source même de l'inachèvement, c'est le fait de ne pas accepter collectivement qu'on est un peuple et donc qu'on existe.»

«On ne peut malheureusement pas passer à côté, poursuit Simon Lavoie. Nous voulions montrer dans ce film que tout est relié. On tisse des liens avec le passé pour montrer que c'est un continuum, qu'on n'est pas né d'hier, qu'il y a un passé qui nous prédétermine.»

Et pour Lavoie, deux échecs référendaires ainsi qu'un printemps érable qui n'a pas porté ses fruits apportent une grande lassitude et un désenchantement à tout le monde.

«Il y a quelque chose de drainant et de dur mentalement à constamment échouer. On le voit dans les époques post-référendaires et post-printemps 2012, c'est quelque chose d'amer. Ce que nos personnages veulent dans le film, c'est de transcender ça.»

«Ce que je retiens de 2012, ajoute Mathieu Denis, c'est une complexité des enjeux, une imprécision des raisons pour lesquelles on mène des luttes qui font que c'est difficile, particulièrement aujourd'hui, de lutter. Pourquoi doit-on se battre? Contre quoi doit-on se battre? Je pense que c'est quelque chose dont le mouvement étudiant a beaucoup souffert. Quand on y pense, c'est un déclencheur presque anecdotique qui est à l'origine de tout ça, quelque chose de très valable, mais ultimement, qu'est-ce qu'on revendique, qu'est-ce qu'on refuse? La réponse n'était pas claire en 2012 et elle ne l'est pas plus aujourd'hui. Et tant qu'on n'énonce pas clairement les raisons pour lesquelles on se bat et les ennemis contre lesquels on se bat, c'est très difficile de mener un combat à terme.»

Puissance de l'art

Dans leur grand loft miteux, quatre jeunes qui se sont donné des noms de résistants refont le monde et tous les arts sont appelés au combat. Musique, danse, poésie, peinture et littérature tapissent ce film hypnotisant qui s'ouvre solennellement et sans image sur la pièce Requiem et résurrection, op. 224 d'Alan Hovhaness, et qui sera ponctué d'images d'archives (du Printemps arabe et érable, de l'Ukraine), de références à Hubert Aquin, Pierre Vallières, Aimé Césaire, Gaston Miron, Josée Yvon, Albert Camus, Rosa Luxemburg et même l'infréquentable Lionel Groulx. Les allusions à l'histoire de l'art et du cinéma sont nombreuses, certaines scènes ressemblant à des tableaux.

De toute évidence, pour Mathieu Denis et Simon Lavoie, l'art est quelque chose de révolutionnaire et leur film devait être à la hauteur de cet idéal. D'ailleurs, le titre interminable réfère à une phrase de Saint-Just, célèbre homme politique de la Révolution française, et l'un des plus radicaux.

«Nous étions dans une volonté très formelle de convoquer à l'écran d'autres arts, explique Simon Lavoie. De faire un film-somme avec une certaine largeur. Cet appartement dans lequel ils vivent est un monde possible.» «C'est l'appel du beau et d'une certaine sensibilité, renchérit Mathieu Denis. Sortir du concret et du terre à terre pour se dire qu'il y a autre chose que la morosité ambiante, qu'il y a une possibilité de s'accrocher à quelque chose.»

«Nos films s'élèvent souvent contre la résignation. On a cette profonde conviction qu'on n'est jamais condamné à rien et que c'est possible de choisir où on a envie d'aller», poursuit Mathieu Denis.

Nudité et unité

Les quatre personnages de Ceux qui font les révolutions... refusent une sexualité qui les détournerait de leur combat révolutionnaire, mais s'affichent complètement nus très souvent dans le film. Mathieu Denis et Simon Lavoie expliquent ce parti pris, qui refuse l'exploitation et la désamorce, même, par le désir de pureté de leurs protagonistes. C'est aussi une façon de montrer leur vulnérabilité. «La nudité exprime cet absolu, précise Lavoie. Dans la logique interne du scénario, ces gens-là n'ont pas de pudeur, ils refusent les normes, et quand ils sont nus ensemble, ils sont absolument égaux.»

«Pour changer le monde, poursuit Mathieu Denis, ils doivent se refuser à tout ce qu'on leur a imposé, et ils rejettent même la notion de genre. Comme ils ne croient pas aux genres, ils ne croient pas à la sexualisation des corps. Il y a un homme, deux femmes, une transsexuelle et ils sont ensemble sans problèmes.»

Ce film questionne aussi la force du groupe, de l'unité. Si l'un tombe, ou s'individualise, tout tombe. Nous sommes dans l'esprit de l'engagement total, avec les questionnements, les maladresses et les difficultés que cela amène. Cet esprit a fortement teinté le plateau de tournage. «Tout le monde a donné du sien, tout le monde y croyait», se souvient Mathieu Denis. Les réalisateurs, cohérents jusqu'au bout, offrent à la fin de ce long métrage de trois heures le plus court générique qu'on puisse imaginer, tous les noms de ceux ayant participé à cette exigeante aventure se retrouvant dans un seul bloc.

Ceux qui font les révolutions... est l'anti-Laurentie, le premier film qu'ils ont fait ensemble, sur le désengagement de leur génération. Mathieu Denis fait un lien avec son film Corbo, sur un jeune Italo-québécois recruté par le FLQ dans les années 60. «Dans Corbo, on peut remettre en question les moyens utilisés, mais ce qui est intéressant avec eux, c'est qu'ils avaient la conviction que c'était possible de changer le monde dans lequel ils vivaient. Pour les personnages de film-ci, les choses n'ont pas changé comme ils l'auraient souhaité. La nuance, et c'est là que je les trouve inspirants, c'est qu'ils ont la certitude qu'il faut changer les choses, mais ils n'ont pas la conviction que c'est possible. C'est ce qui les différencie de Corbo. On est malheureusement dans une époque où nous n'avons pas la conviction profonde que nous pouvons changer les choses.»

Liberté et radicalité

On se demande, après avoir vu Ceux qui font les révolutions..., comment ce pur objet de cinéma a pu voir le jour. Simon Lavoie et Mathieu Denis évoquent en riant leur producteur enthousiaste et «un peu inconscient». Ce qui est certain, c'est que le film est né d'une urgence et qu'il n'était pas question pour eux de faire le moindre compromis.

«Il fallait le faire maintenant, sans plus attendre, c'était notre sentiment», se rappelle Simon Lavoie.

«Ce film est né d'une conjoncture, de l'esprit du temps. On savait que ça allait être corsé, mais c'est comme si cette difficulté nous avait permis de tenir. Nous voulions faire le film le plus libre qu'on peut imaginer.»

«Nous avions une soif de liberté, confirme Mathieu Denis. On avait envie de faire quelque chose qu'on n'est pas supposé faire, de se permettre ce qu'on n'est pas censé se permettre. Ça fait écho à nos personnages, ils évoquent un monde nouveau, ils essaient de sortir des conventions et des normes. Il fallait que le film soit à leur hauteur, qu'il ait la même audace et le même courage.»

Les deux réalisateurs sont parfaitement conscients que leur oeuvre a tout pour susciter de vives réactions - négatives ou positives. Lorsqu'ils l'ont présenté au Festival de Toronto cet automne, plusieurs spectateurs choqués ont quitté la salle, tandis que les autres ont offert une ovation. Mais c'est précisément ce qu'ils veulent. «Son aspect non standard en irrite certains et en enchante d'autres, note Lavoie. Ce n'est pas un film qui a été conçu pour plaire, c'est un film entier, sans compromis, alors s'il y a des gens qui le détestent, on espère qu'ils le détestent avec ferveur!»

«Ce film-là, on ne l'a pas fait à moitié, insiste Denis. Ce serait un constat d'échec s'il ne provoquait pas de réactions.»

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Ceux qui font les révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau prend l'affiche le 3 février; publié chez Flammarion, le scénario du film est déjà en librairie.

Photo fournie par K-Films Amérique

Simon Lavoie et Mathieu Denis: un parcours cohérent

SIMON LAVOIE

Le déserteur (2008)

Ce film aborde la crise de la conscription au Québec, par l'histoire vraie d'un déserteur (Émile Proulx-Cloutier) qui a été abattu en 1944 à Saint-Lambert-de-Lévis par des agents fédéraux.

Le torrent (2013)

Puissante adaptation d'une célèbre nouvelle d'Anne Hébert, sur l'enfermement d'un jeune homme (Victor André Trelles Turgeon), complètement dominé par sa mère (Dominique Quesnel) et la religion.

À venir: La petite fille qui aimait trop les allumettes, adaptation libre du roman de Gaétan Soucy

MATHIEU DENIS

Corbo (2014)

L'histoire poignante de Jean Corbo (Anthony Therrien), jeune Québécois d'origine italienne séduit par les idées du FLQ et qui est mort dans un attentat à la bombe.

À venir: Le fils du dictateur

MATHIEU DENIS ET SIMON LAVOIE

Laurentie (2011)

La dérive d'un jeune trentenaire, Louis Després (Emmanuel Schwartz), en total manque de repères et d'identité, obsédé par son voisin anglophone.

Ceux qui font les révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau (2017)

Pour les cinq ans du printemps érable, les deux réalisateurs nous offrent une oeuvre imposante sur la désillusion et le désir d'engagement de la jeune génération.

Photo ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Simon Lavoie et Mathieu Denis