Peu importe l'accueil que recevra Stealing Alice, le premier film du peintre Marc Séguin qui sera présenté en grande première ce soir dans le cadre du Festival du nouveau cinéma (FNC), sa création est, en soi, un acte de résistance envers un système cinématographique de plus en plus formaté. Entretien avec un artiste qui profite totalement du privilège de sa liberté.

Tout est organique chez Marc Séguin. Sa vision de la création est une vision de vases communicants, chaque idée en nourrissant une autre, chaque contact pouvant servir à mener à bien un projet et chaque profit pouvant être réinvesti dans une nouvelle inspiration.

« Pour moi, le calcul est facile : tout ce qui déborde de mon verre, je le transforme en art, dit celui qui ne cache pas gagner très bien sa vie comme peintre. C'est un fonctionnement interne, je n'arriverai pas à me défaire de ça. Je n'ai jamais eu de plan de carrière et quand j'ai commencé, j'étais prêt à manger des biscuits soda toute ma vie. »

Heureusement pour lui, son régime n'est pas fait de biscuits secs. Marc Séguin nous reçoit au restaurant Au Pied de Cochon, l'établissement de son ami Martin Picard, où trône bien en évidence l'une de ses oeuvres. Le peintre a un grand respect pour la philosophie de l'agriculture prônée par Picard, et il est d'ailleurs en train de boucler un documentaire sur la révolution alimentaire en train de se produire au Québec et dans le monde, et qui, promet-il, fera grand bruit. Quand on vous dit que tout est organique dans sa vie...

L'idée de son premier film est née en parallèle de l'écriture de son roman Nord Alice, qui n'a cependant aucun lien avec son scénario, hormis le nom du personnage principal. C'est en entendant Fanny Mallette lire un extrait de son roman qu'il a pensé à elle pour le rôle d'Alice, une femme en colère, qui vole un peu partout sur la planète de grandes oeuvres hors de prix pour les redonner à des gens qui en apprécieront seulement la beauté - ce qui est la fonction première de l'art, finalement. « C'est une façon de se venger pour elle, en enlevant les signes de pouvoir et de richesse des oeuvres et en les rendant à ce qu'elles sont vraiment. »

LE REFUS DES CONTRAINTES

Marc Séguin a entièrement financé la production de sa propre poche, organisé l'horaire de tournage sur des mois et en plusieurs endroits (le Grand Nord, Venise, le Vatican, New York, Montréal et d'autres coins du Québec), s'est offert des plans en hélicoptère parce qu'il n'aime pas les drones, et ne s'embarrasse absolument pas des contraintes de la distribution. Même que Stealing Alice aurait pu rester dans ses tiroirs, comme un objet rare, comme une toile dans un atelier. Mais, par respect pour ses artisans, il fallait le montrer. À ses conditions.

« Ça ne ressemble en rien à un parcours de film traditionnel, explique-t-il. Quand tout le monde a embarqué dans le projet, je leur ai promis qu'on ferait un beau film. J'ai fait un visionnement au début de l'été avec toute l'équipe et à la fin de cette soirée, je me suis dit : "C'est fait. Pas besoin d'aller plus loin." », indique le cinéaste. 

« Ça ne me tente pas de faire une affiche, de le sortir au Cinéma Beaubien un vendredi quand il fait beau, que 13 personnes viennent le voir et qu'on rentre dans cette critique du cinéma d'auteur et du cinéma québécois que les gens ne vont pas voir. Je trouve ça cave. C'est dans l'autre sens que ça devrait aller. »

Séguin est conscient de son privilège. « Toute cette ligne-là de comités de lecture et de financement, je l'ai sautée, c'est tout. Je comprends aussi qu'il y a un système au Québec où on a besoin de ces institutions et, à tout prendre, c'est probablement la moins pire des solutions, sinon il n'y aurait pas de films. Mais je n'avais pas besoin de passer par là et je ne l'ai pas fait. »

OBJET UNIQUE

Il compare la vie publique de ce film à une représentation théâtrale. Stealing Alice sera présenté quelques soirs, quand il le voudra bien, et il répondra à la demande par des supplémentaires. S'il y a une demande. Marc Séguin se fout totalement que le film fasse des entrées ou non, il a vécu son « trip » déjà. Stealing Alice sera offert comme une expérience de cinéma, et ne sera probablement jamais sur YouTube, puisqu'il est fait pour le grand écran. 

« On a eu plus de fun à le faire qu'à faire sa promotion ou en parler après. J'ai eu assez de commentaires de gens qui l'ont vu pour que ma vanité soit flattée, je n'en ai plus besoin. Je n'ai pas besoin de rentrer dans ce système-là. »

On connaît sa vision très critique du cinéma commercial si on a lu son roman Hollywood, disons. Il considère que ce système a probablement sa fonction rassurante, mais il aimerait qu'il en existe un autre, plus respectueux des oeuvres. Dans Stealing Alice, il était bien plus préoccupé par le pouvoir d'évocation des images que par la trame narrative, le film est rempli de références à des artistes et des cinéastes (Lauzon, Kubrick, Ang Lee) qui l'ont fait vibrer, et il n'a pas hésité à improviser des scènes selon son inspiration, puisque de toute façon le scénario s'écrivait au fur et à mesure. Du cinéma libre comme il ne s'en fait plus.

« J'ai l'impression qu'on prend une tangente un peu risquée en allant seulement vers le divertissement. Ton corps ne fait rien. Je ne suis juste pas inscrit dans cette démarche-là. Ce n'est pas le cinéma mainstream qui m'intéresse. Je pense qu'une oeuvre d'art doit avant tout bouleverser - pas dans le sens de choquer, mais de jouer avec ton intérieur. J'aime les films qui ont laissé une marque, quand ça va plus loin que les 90 minutes passées à le regarder. Même chose pour la littérature et pour l'art. Quand je vois un Mark Rothko, mon corps vibre, ça devient spirituel, c'est bouleversant. Je ne comprends pas comment un être humain a pu arriver à ça ! La fonction de l'art, c'est de nous remettre en question, et ça prend ces oeuvres-là pour le faire. Ce sont celles qui traversent le temps. »

On ne sait pas quelle sera la durée de vie de Stealing Alice, mais il faudra vérifier dans un cinéma près de chez vous si Marc Séguin le mettra à l'affiche comme on accroche temporairement une toile dans une expo.

Stealing Alice est présenté vendredi soir, à 19 h, au Cinéma Impérial. Pour connaître les autres dates de projection, il faut aller sur le site web du film.

Photo fournie par le FNC

Stealing Alice

Marc Séguin sur...

SON PROCHAIN DOCUMENTAIRE

« J'ai commencé le montage et je trouve ça très le fun. Il est en train de se passer quelque chose, une révolution "agriculturelle" où, pour la première fois, il y a une parité, autant de jeunes hommes que de jeunes femmes qui veulent faire autrement. Ils n'ont pas l'appât du gain, ils ne veulent pas grossir, juste produire comme ils veulent et vivre de leur agriculture. Mais il y a des entraves et des aberrations législatives partout, et le Québec, c'est le pire. C'est presque un projet identitaire québécois, car tout à coup, une génération veut retourner à d'autres modes de production pour s'alimenter. Mais ils ont besoin d'encouragement et d'une volonté sociale. Quand le documentaire va sortir, il y aura un grand front commun. »



JEAN-CLAUDE LAUZON



« Léolo pour moi n'est pas seulement le meilleur film québécois de tous les temps, c'est dans le top 3 des films de ma vie. C'est un chef-d'oeuvre. »

DENYS ARCAND

« Denys n'avait qu'un jour de tournage au début. Sur le plateau, la façon dont on fonctionnait, ça lui rappelait ses premiers films. Un soir, il m'a soûlé et il m'a dit : "Tu m'écris une autre scène parce que je veux revenir !" Pour moi, il représente cette espèce de paternel un peu macho, avec cette sagesse des hommes d'une autre époque. Sa personnalité cadrait avec le rôle, il pouvait avoir implanté de la rage ou de la dissidence dans sa fille Alice. Et c'est un acteur extraordinaire. »

L'EXPÉRIENCE DU CINÉMA

« Ce que j'ai appris de plus important sur le cinéma par mon premier film, c'est sans contredit de découvrir la générosité et la foi des gens qui en font. C'est extraordinaire. Ils ne comptent pas leurs heures. Je travaille seul habituellement, j'étais le moins expérimenté, et j'ai compris quelque chose. Le réalisateur est le chef de la meute, il faut savoir quoi dire aux gens, j'ai appris à clarifier ma pensée. J'ai aussi un profond respect pour le métier d'acteur. Ils sont de la chair à canon, ils vivent ça avec une telle intensité pour faire plaisir à l'oeuvre, pour qu'elle soit servie. C'est un privilège de découvrir ça, c'est émouvant. »