Insatisfait de son couple comme de sa carrière, un professeur de littérature décide de s'approprier la vie de Gurov et Anna, héros de la nouvelle La dame au petit chien de Tchekhov en se lançant dans une relation amoureuse avec une de ses étudiantes. Un geste lourd de conséquences.

En vivant par procuration, en s'enfonçant dans le fantasme, en créant volontairement une zone floue entre réalité et fiction, on perd sa poigne sur le présent. Et puis un jour, la bulle éclate.

Parlez-en à Benjamin, personnage central de Gurov et Anna, nouveau film de Rafaël Ouellet qui, pour une première fois en carrière, a adapté un scénario, celui de Celeste Parr.

En dépit d'une vie de couple, familiale et professionnelle qui a tout pour le satisfaire, Benjamin, au mitan de sa vie, se sent vide, si vide...

Pas de colère ni de geste d'éclat. Pour reprendre l'expression de son interprète Andreas Apergis, il est plongé dans un «désespoir tranquille». Ce qui le mènera dans les bras de Mercedes (Sophie Desmarais), étudiante manipulatrice au regard foudroyant.

Banale histoire? Plutôt le rappel d'un thème très universel et traversant les époques. À preuve, Benjamin vit (croit vivre) avec Mercedes ce que Gurov vit avec Anna dans la nouvelle La dame au petit chien qu'Anton Tchekhov a publiée en 1899 et que Benjamin lit, relit et décortique avec ses étudiants d'année en année.

«Benjamin se perd dans l'histoire de la nouvelle de Tchekhov, dit Andreas Apergis en entrevue. C'est comme si l'histoire lui parlait, à lui, directement. Chaque fois qu'il la relit, il se voit de plus en plus en Gurov. Il s'identifie à lui. En fait, beaucoup d'hommes peuvent s'identifier à lui. Car en vieillissant, une espèce de panique s'installe, surtout si on sent qu'on n'a pas eu la vie qu'on veut et qu'on est profondément insatisfait.»

Dans son cas, la relation est doublement toxique: celle du professeur avec une histoire qui l'obsède. Celle d'un homme avec une femme deux fois plus jeune que lui. Et qui, en plus, est loin de vouloir s'abandonner. Bien au contraire...

«Mercedes a la volonté de séduire. Elle existe dans le désir que les autres lui portent, dit Sophie Desmarais. Elle a besoin de fasciner, de bouleverser. Elle ne peut pas être banale pour les gens. Dans la nouvelle de Tchekhov, Anna est très vertueuse. Elle n'est pas du tout épineuse comme Mercedes.»

Les feux d'artifice

Loin d'être romantique, donc, cette Mercedes. Au point, d'ailleurs, que la jeune comédienne l'a carrément prise en grippe en faisant, sur papier, sa connaissance.

«Lorsque j'ai lu le scénario la première fois, je n'étais même pas sûre de vouloir la jouer tellement je la détestais. Je n'avais jamais ressenti autant de haine pour un personnage, raconte la comédienne. Mais après avoir parlé du projet avec Rafaël Ouellet, j'ai eu hâte tout à coup de le faire. Cette fille m'obsédait.»

L'expérience de jouer quelqu'un d'aussi loin d'elle l'a comblée.

On peut évoquer bien des thèmes universels dans Gurov et Anna. Comme on en retrouve dans l'oeuvre de Tchekhov d'ailleurs. En un sens, les histoires d'entremêlent.

«Tout Tchekhov est actuel, soutient Sophie Desmarais. Chez lui, on retrouve le rapport à la solitude, l'ennui, l'insatisfaction, le vieillissement, l'effervescence de la jeunesse. Et le fait aussi que la vie ne nous procure pas tous les feux d'artifice dont on aurait le goût.»

Textures visuelles et sonores

Le projet Gurov et Anna est atypique en ce sens qu'il est le fruit de la rencontre des cultures anglophone et francophone de Montréal. Non seulement en raison des deux personnages et de leurs interprètes, mais du fait qu'il est le fruit d'une collaboration étroite entre une scénariste anglophone (Celeste Parr) et un réalisateur francophone (Rafaël Ouellet).

En fait, le scénario de départ est une adaptation du mémoire de maîtrise de Mme Parr à l'Université McGill. À notre grande surprise, elle évoque le fait qu'elle n'est pas, comme Benjamin, une adepte finie de Tchekhov.

«J'ai maintes fois entendu des gens dire que La dame au petit chien était la nouvelle parfaite. Je l'ai lue. C'est bien écrit, mais certainement pas remarquable. Or, j'ai été intéressée par son impact sur les gens. D'affirmer que cette histoire est parfaite est devenu comme un cliché.»

Quant à Rafaël Ouellet, il a apprécié l'effet miroir existant entre le récit de Gurov et Anna et l'espèce d'amour destructeur naissant entre Benjamin et Mercedes.

«Comme cinéaste, ce reflet amène de la texture visuelle et des textures sonores. Ça fait sens que l'histoire du film se passe l'hiver. Cela nous renvoie en Russie, en Europe du Nord. Ça a un impact sur les costumes, les choix musicaux...»

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le cinéaste Rafaël Ouellet et la scénariste Celeste Parr.