Chaque année, un millier d'Haïtiens qui ont purgé une sentence au Canada ou aux États-Unis sont exilés de force dans leur pays d'origine. Leur crime va de la conduite en état d'ébriété au trafic de drogue. Mais leur vraie prison est ici, dans le pays qui les a vus naître. Rachèle Magloire et Chantal Regnault ont documenté le drame vécu par ces déportés.

Q: Pourquoi vous intéresser au problème des déportés?

R: Dans l'imaginaire collectif haïtien, beaucoup les voient comme les grands acteurs de la criminalité. Après en avoir rencontré quelques-uns, ils nous sont apparus comme des paumés, bien plus que comme des criminels. On a voulu chercher la réalité derrière les préjugés. Comprendre qui ils étaient et d'où ils venaient.

Q: Vous les humanisez, en quelque sorte.

R: On nous a reproché de les avoir évangélisés. C'est vrai qu'il y en a qui sont dangereux et méritent d'être surveillés de près. Mais il ne faut pas tous les mettre dans le même panier.

Q: Une fois en Haïti, combien arrivent à se refaire une vie?

R: Une minorité. Il y a bien quelques programmes financés par les États-Unis exécutés par l'OIM (Organisation internationale de la migration), mais ils sont inadéquats dans leur mise en pratique. L'accès médical, par exemple. Plusieurs sont d'anciens drogués qui ont besoin de méthadone. Ils arrivent sans médicaments, les autorités haïtiennes ne sont même pas informées. Il n'y a pas non plus d'encadrement psychologique. Or, beaucoup ont des problèmes de santé mentale.  Il y a un programme de bourses pour démarrer un business. Mais combien ont cette capacité ? C'est la seule option qui leur est offerte. On ne leur donne même pas de cours de langue, alors que plusieurs ne parlent même pas créole !

Q: Et le Canada? Votre film parle au moins d'un cas montréalais...

R: À ma connaissance, le Canada ne fait rien pour aider les déportés. Avec le problème des gangs qui se développe, notamment au Québec, il y en aura pourtant de plus en plus.

Q: L'État haïtien ne fait rien pour aider ces gens?

R: Il est sensible à la question, mais se repose trop sur l'OIM. C'est un problème, parce que si ces criminels ne sont pas recrutés pour des activités positives, ça devient très facile pour eux de tomber dans des activités négatives.

Q: Sans aide, souvent sans famille, ne connaissant ni le pays ni sa culture, comment ces déportés s'en sortent-ils?

R: Cela dépend de leur volonté et de leurs aptitudes. Certains parlent anglais et peuvent faire de la traduction. Ils ont un certain niveau d'éducation. Mais ils ont besoin d'encadrement. Autrement, c'est la survie. Nous avons rencontré cette femme déportée, qui n'est pas dans le film. Elle est schizophrène. Elle ne peut pas travailler, c'est un scandale. Il y a de grands risques qu'elle meure. Ou pire, qu'elle tombe enceinte. Un de nos personnages, Richard, est arrivé il y a 20 ans avec 20 autres gars. Seulement deux sont encore en vie.

Q: Finalement, votre film est un plaidoyer contre la déportation?

R: Les États-Unis et le Canada ont le droit de déporter des gens qui n'ont pas suivi les règles. L'endroit logique où renvoyer ces gens qui n'ont pas la nationalité, c'est dans leur pays d'origine. Mais ça crée une situation insoluble, parce que chez lui, le déporté n'est pas chez lui. Le gouvernement américain dépense beaucoup d'argent pour créer un climat sécuritaire en Haïti, mais en même temps, il envoie des éléments déstabilisateurs.

Q: Votre film suit une dizaine de ces déportés. Certains vous invitent même chez eux. Comment avez-vous gagné leur confiance?

R: Ça a pris du temps. Le fait de parler anglais ou québécois a grandement aidé. Ça donnait des points en commun. Une fois que le rapport s'est établi, c'est devenu pour eux un soulagement que de raconter leur histoire. Je crois que le film leur donne une existence qu'ils n'avaient pas. Ce qui aide à changer les perceptions.

Q: Ces déportés pourront-ils un jour retourner d'où ils viennent?

R: Théoriquement, ils le peuvent. Mais aucun n'a réussi à y retourner légalement. D'où l'importance de sensibiliser les communautés haïtiennes sur la nécessité d'encadrer leurs jeunes, car les conséquences sont très graves. La déportation, ce n'est pas comme faire de la prison pendant cinq ans. C'est irréversible.

Déportés est projeté à Excentris, le 3 mai à 20 h

***

QUELQUES CHIFFRES

Les statistiques sur la déportation en Haïti sont « très difficiles à obtenir », selon Rachèle Magloire. Les chiffres suivants sont des estimations.

5000 à 10 000 - Nombre de déportés en Haïti depuis le milieu des années 80.

1000 - Nombre de déportés par an depuis le séisme. Les activités de déportation ont repris en 2011.

50 - Nombre estimé de déportés par mois. Le plus « bas taux de la région », selon Rachèle Magloire, comparativement à la République dominicaine (100 par mois) et la Jamaïque (200 par mois).

50 - Nombre de déportés par an en provenance du Québec.

50 % - Pourcentage de déportés dont l'emprisonnement était relié au trafic de drogue.