L'année cinéma a été marquée par l'amour entre Elio et Oliver dans Call Me by Your Name, le malaise de Billie Jean King avec son lesbianisme dans Battle of the Sexes et le combat pour la cause du sida dans 120 battements par minute. Pourtant, il y a quelques décennies, ces histoires n'auraient pu être racontées au grand écran. À la veille de Fierté Montréal, La Presse revisite le chemin parcouru par les personnages LGBTQ+ dans le septième art.

Trois décennies de censure

De 1934 à 1966, gais, lesbiennes, bisexuels, trans et queers ont été censurés par le Code Hays à Hollywood. « Ce code répondait à une angoisse sur l'influence sociale d'un contenu sexuel explicite, précise Julianne Pidduck, professeure à l'Université de Montréal. On empêchait aussi la représentation directe de relations sexuelles entre personnes blanches et non blanches. » Les personnages LGBTQ+ n'étaient jamais décrits comme tels, mais ils existaient. « Ça passait par des subtilités dans l'attitude et les comportements, comme des regards plus soutenus entre personnages de même sexe », explique Julie Beaulieu, professeure à l'Université Laval. Dans les années 40 et 50, une main qui s'attarde sur l'épaule envoyait un message. Dans le film Strangers on a Train (1951) d'Alfred Hitchcock, par exemple, on pouvait déceler l'homosexualité chez deux personnages - particulièrement élégants - qui se parlaient d'un peu « trop » près... 





photo fournie par Warner

Farley Granger et Robert Walker dans Strangers on a Train

Un cliché après l'autre dans les années 60

Le cinéma a longtemps caricaturé les gais et les lesbiennes. « Sans nommer l'homosexualité, on mettait de l'avant un genre un peu flou, des personnages androgynes, des femmes très butchs ou des hommes efféminés et extravagants, souligne Mme Pidduck. On utilisait les stéréotypes et on s'en moquait. » Rares étaient les représentations positives. « Il y a quand même le lion dans The Wizard of Oz, très féminin, drôle et apprécié, ajoute-t-elle. On est ici dans une zone de compromis. » Avec le recul, les spécialistes en études cinématographiques ont aussi réalisé que les gais et lesbiennes étaient souvent des méchants punis dans les films. « Dans le cinéma noir, les personnages gais sont souvent des tueurs psychopathes empreints de folie », résume Mme Beaulieu.

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The Boys in the Band 

L'autoreprésentation des années 70

La révolution sexuelle a pris son élan au diapason avec le féminisme et le mouvement de reconnaissance LGBTQ+. Plusieurs artistes LGBTQ+ ont alors réalisé des documentaires pour se voir exister et s'autoanalyser. « La reconnaissance de leur identité passait par des objets culturels (cinéma, théâtre, littérature) qui comblaient le manque d'images qui les représentaient, dit Julie Beaulieu. Ils voulaient montrer des personnages qui leur ressemblent dans un quotidien qui pouvait être le leur. » Dans ces films, l'homosexualité était montrée de façon frontale. Non pas pour émoustiller, mais pour illustrer la réalité. « Ces films étaient d'abord destinés au public gai et lesbien. »

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Scorpio Rising

Revendicatrices années 80

Peu à peu, le mouvement s'est organisé et politisé. Durant les années 80, des festivals de cinéma LGBTQ+ sont nés un peu partout, dont Image+Nation à Montréal, en 1987. L'accès à la vidéo Beta et VHS a favorisé la création de films à petits budgets permettant aux créateurs de s'exprimer plus facilement. « Dans un contexte où l'on assistait à l'émergence du sida, des collectifs comme Queer Nation et Act Up ont produit des vidéos très importantes », rappelle Julianne Pidduck. Durant cette époque marquée par le néolibéralisme de droite, les cinéastes militants dénonçaient l'inaction des gouvernements et des institutions de la santé face à la crise du sida. « Ils créaient des films provocateurs très in your face », dit-elle.

Les années 90 à la limite du mainstream

Avec Poison et My Own Private Idaho, les réalisateurs Todd Haynes et Gus Van Sant ont marqué 1991 avec des images queers qui dépassaient la dichotomie entre hétérosexuels et homosexuels. « Ils ont élargi les représentations sexuelles en étant plus transgressifs et en montrant des personnages homosexuels issus du quotidien, avec des qualités et des défauts, sans chercher à les magnifier », dit Mme Beaulieu. Aux yeux de certains, 1990 est une décennie fondatrice pour le cinéma LGBTQ+. « Des cinéastes comme Haynes et Van Sant ont appris à négocier avec le système, en étant reconnus pour leur créativité tant par Hollywood que par le milieu du cinéma indépendant, explique Julianne Pidduck. Ça leur a permis d'obtenir les ressources pour faire des films grand public. »

photo fournie par la production 

Keanu Reeves et River Phoenix dans My Own Private Idaho

Un nouveau millénaire et des succès au box-office

Le nouveau millénaire a amené un lot de productions acclamées par le grand public, comme Far From HeavenC.R.A.Z.Y.Milk et l'incontournable Brokeback Mountain qui, en 2005, a récolté trois Oscars et 178 millions au box-office. « C'est un film pivot dans l'histoire, affirme Julie Beaulieu. Il a rejoint le public queer et le public qui consomme du cinéma de masse. » Mais comment expliquer le succès d'une histoire d'amour entre deux cowboys ? « Ang Lee ne montre pas de scènes de sexualité sensationnalistes, dit-elle. Il illustre davantage l'intimité et la découverte de soi à travers l'autre. Les deux hommes ne savent pas trop eux-mêmes ce qui leur arrive. Les cinéphiles pouvaient donc découvrir une réalité en même temps que les personnages. »

photo fournie par focus films

Heath Ledger et Jake Gyllenhaal dans Brokeback Mountain

Une nouvelle ère ?

Marquée par d'innombrables succès - de Laurence Anyways à Pride en passant par Call Me by Your NameLa vie d'Adèle et Sarah préfère la course -, la décennie en cours aborde des thématiques de plus en plus diversifiées. « On ne parle plus uniquement des expériences des hommes gais blancs, observe Mme Pidduck. On voit davantage celles des lesbiennes. Les personnages trans prennent de plus en plus de place. Moonlight est, par ailleurs, la première production grand public qui aborde la sexualité des hommes noirs gais. C'est un grand moment. » Si la professeure à l'Université de Montréal croit que les personnages LGBTQ+ ne surprennent plus à l'écran, sa collègue de Québec s'interroge sur la place qu'on leur réserve. « Des cinéastes se sentent obligés d'intégrer certains types de personnages pour refléter la société, mais ceux-ci sont parfois décoratifs, estime Julie Beaulieu. Quand leur intégration devient un effort, ça me semble problématique. »

Sophie Desmarais et Geneviève Boivin-Roussy dans Sarah préfère la course