L'affaire Weinstein et la vague de dénonciations qui a suivi ont fait trembler les colonnes de Hollywood. La Presse s'est rendue à Los Angeles pour prendre le pouls de l'industrie. «Plus rien se sera pareil», lui ont confié les intervenants rencontrés, tous convaincus que la Mecque du cinéma est à un moment charnière de son histoire.

« C'est la fin d'une époque », lance Gaetano Mastropasqua, assis à la terrasse d'un café de l'avenue Tujunga, à Burbank, dans le quartier qu'on appelle Studio City. Il fait un temps inhabituel en cette fin février - à peine 15 ºC, alors que le mercure frôlait les 30 ºC deux semaines auparavant. Mais cette « vague de froid » n'est rien à côté de la douche froide qui vient de s'abattre sur Hollywood. Depuis l'affaire Weinstein, le climat a complètement changé ici.

« Nous sommes assurément à un tournant, renchérit Josh Welsh, président de l'organisme Film Independent, rencontré dans son grand bureau lumineux du boulevard Wilshire. C'est un moment de tourmente et de changement. Plusieurs personnes dans l'industrie sont irritées et nerveuses. Tout le monde est déstabilisé. »

Quatre mois se sont écoulés depuis les reportages ayant dévoilé le harcèlement et les agressions sexuelles du puissant producteur Harvey Weinstein, qui régnait sur l'industrie cinématographique. Encore aujourd'hui, à Hollywood, les gens ne parlent que de « ça ».

« Ici les gens aiment beaucoup les commérages. Les conversations commencent presque toujours par : "Have you heard ?" Ça fait partie du quotidien à Hollywood », raconte Patricia Chica, réalisatrice et productrice qui partage son temps entre Montréal et Los Angeles.

À une semaine de la 90e soirée des Oscars - la dernière cérémonie de ce qu'on appelle ici l'« Award Season » -, les différents acteurs du milieu en sont à évaluer l'impact des révélations de l'automne sur la manière dont on fera des films à l'avenir. Les plaques tectoniques ont bougé et c'est toute une industrie qui est en train de s'ajuster.

Une réaction viscérale

« Au début, les gens ont réagi fortement », confie Gaetano Mastropasqua à propos de l'affaire Weinstein. Ce spécialiste du marketing évolue dans le milieu du cinéma depuis une quinzaine d'années. Il a occupé des postes chez Warner Bros., travaillé avec Will Smith et supervisé la promotion du film Angry Birds.

« Dans les studios, on entendait dire : "Je ne peux plus aller à une réunion ou à une entrevue seul avec une femme." On confondait tout : le harcèlement, les agressions et une main sur l'épaule. Je pense qu'on va revenir à un certain équilibre », poursuit celui qui dirigeait jusqu'à tout récemment la division marketing d'EuropaCorp, la maison de production de Luc Besson.

« Je dirais que la plupart des gens trouvent que ce qui arrive est une très bonne chose, ajoute-t-il. En tout cas, moi qui suis le père d'une fille de 16 ans, je trouve que c'est une bonne chose. »

Des abus de pouvoir

À Hollywood, il y a quelque chose de spécial dans l'air. Ici, tout le monde a une idée à vendre, un rêve à réaliser. Dans les cafés, les gens « pitchent » leur plus récent projet ou passent des auditions par Skype sur leur ordinateur portable. Pas étonnant que certains producteurs se soient cru tout permis. 

Les gens sont affamés de réussite. « Il y a toujours eu du shmoozing à Hollywood, ça fonctionne comme ça », observe l'actrice Maxim Roy qui habite à Los Angeles une partie de l'année.

En pleine saison des pilotes, l'actrice québécoise, en lice dans la catégorie de la meilleure interprétation féminine aux Prix Écrans canadiens pour son rôle dans Bad Blood, vient justement de passer une audition. « Si on veut, on peut aller à bien des lunchs et des partys, précise l'actrice. Moi, je n'y vais pas. »

Matt Smiley, réalisateur du documentaire Highway of Tears, se souvient quant à lui d'une de ses premières auditions, alors qu'il venait tout juste d'arriver à Hollywood pour percer comme acteur. À la fin de la journée, alors que tous les candidats avaient été éliminés, il s'est retrouvé seul avec un autre jeune homme. « Le directeur du casting nous a dit : "On vous a gardés tous les deux parce qu'on vous trouvait beaux mecs. Ça vous tente de sortir avec nous ?", raconte le jeune homme, attablé à la terrasse du chic Château Marmont. J'étais en état de choc. J'ai porté plainte, mais il n'y a jamais eu de suite. »

« Des gens qui n'ont pas été entendus pendant des décennies sont finalement écoutés, se réjouit Josh Welsh. Il y a des gens qui perdent leur emploi, on voit des résultats. Ce sera douloureux pour une certaine période, mais je trouve tout cela très positif. »

C'est la faute de...

L'affaire Weinstein a eu l'effet d'une bombe dans le milieu du cinéma, et les dénonciations subséquentes - Louis C.K., Kevin Spacey, Jeremy Piven, Dustin Hoffman, pour ne nommer que ceux-là - ont provoqué une profonde remise en question au sein de la communauté hollywoodienne, un univers où les hommes blancs font la pluie et le beau temps.

Mais si vous parlez aux gens de l'industrie, ils vous diront que les choses avaient commencé à changer avant le scoop du New York Times - en novembre 2016, plus précisément.

« Tout cela ne serait pas arrivé si Trump n'avait pas été élu. Avec toutes les allégations à son endroit qui n'aboutissent pas, il fallait bien que la rage s'exprime ailleurs dans la société. C'est ce qui s'est produit », croit Josh Welsh, président de l'organisme Film Independent.

« Il y a une tension dans l'air aux États-Unis depuis l'élection de Trump », confirme la réalisatrice et productrice Patricia Chica, qui habite Franklin Village, un quartier fréquenté par plusieurs jeunes artistes et qui, dit-on, a perdu le moral depuis l'arrivée du nouveau président à la Maison-Blanche. « L'affaire Weinstein, c'était la cerise sur le gâteau. »

On peut dire que depuis l'automne, plusieurs hommes blancs marchent sur des oeufs à Hollywood. Les femmes, elles, ne se gênent pas pour s'exprimer. Cette affaire a libéré leur parole. « Dès que je rencontre une autre actrice, c'est notre premier sujet de conversation, confie Maxim Roy. Les choses se disent ouvertement. »

« Les femmes sont en colère et veulent voir des progrès sur tous les fronts », lance pour sa part Melissa Silverstein, fondatrice du blogue Women in Hollywood, qui recense à peu près tout ce qui se dit et s'écrit sur les femmes dans le monde du cinéma.

« Toute cette histoire a fait ressortir des émotions qui étaient enfouies profondément », confie quant à elle Kelly McCormack, une jeune actrice canadienne qui fait régulièrement la navette entre Los Angeles et Toronto. Humiliations, abus, remarques déplacées : Kelly McCormack en a vécu plus que sa part. Tout en poursuivant sa carrière d'actrice, la jeune femme a décidé d'écrire et de produire ses propres projets, pour « reprendre le contrôle », dit-elle.

C'est d'ailleurs une des solutions adoptées par plusieurs grosses pointures du cinéma comme Reese Witherspoon et Jessica Chastain, qui ont fondé leur propre boîte pour produire des films de femmes.

Car un des problèmes de Hollywood - celui qui explique, selon plusieurs, le climat toxique qui y règne depuis plusieurs années -, c'est bien entendu la sous-représentation évidente des femmes et des gens issus de la diversité. Les statistiques à ce sujet sont catastrophiques.

Or, les choses seraient enfin en train de changer. Un exemple ? Les laboratoires des grands studios (HBO, Warner Bros., AFI...) souhaitent embaucher davantage de femmes. Ces incubateurs où on développe les carrières du futur Steven Spielberg ou de la prochaine Kathryn Bigelow visent désormais la parité et embauchent des femmes en priorité.

Est-ce que 2018 sera, enfin, l'année des femmes ? « Quand je suis arrivée ici, il y a quatre ans, mes managers me disaient que ça allait être très difficile de financer mon premier long métrage parce que j'étais une femme, affirme Patricia Chica. Aujourd'hui, ils proposent mon nom partout. Tout le monde cherche des femmes réalisatrices. Il y a vraiment un virage à 180 degrés. »

Les attentes sont grandes

Dans un hôtel de Hollywood Boulevard, à quelques mètres du Dolby Theatre, où des ouvriers s'affairent à assembler la structure qui accueille le célèbre tapis rouge des Oscars, les actrices du film A Wrinkle in Time s'adressent aux journalistes.

Depuis quelque temps, les médias de Los Angeles n'en ont que pour la réalisatrice du film, Ava DuVernay, qui a bénéficié d'un budget de plus de 100 millions US, une première pour une femme de couleur.

Durant la conférence de presse, nombreuses sont les déclarations réclamant une plus grande place pour les femmes et la diversité à Hollywood. La productrice du film, Catherine Hand, est catégorique : pour que les changements qui s'opèrent actuellement à Hollywood soient durables, pour qu'on voie davantage de femmes et de gens de la diversité dans des postes-clés, il faut des succès.

« Les gens investissent des millions de dollars, ils veulent que leur argent fructifie, insiste-t-elle. Il faut que les gens aillent en salle voir les films qui mettent de l'avant les femmes et la diversité. Quand les studios vont voir que cela rapporte, ils vont en faire plus. »