Elle s'appelle Krista Erickson. Elle est journaliste. Et elle n'aime pas la danse contemporaine. Elle n'aime pas non plus que des fonds publics servent à soutenir la danse, ou tout autre art, pour ainsi dire.

La semaine dernière, à son émission à la chaîne Sun TV News, cette ancienne journaliste de la CBC a interviewé la danseuse et chorégraphe québécoise de réputation internationale Margie Gillis. Elle l'a fait avec une telle condescendance, un tel mépris et un tel concentré de bêtise que la vidéo de son entrevue est devenue «virale».

Krista Erickson et Margie Gillis sont deux femmes aux antipodes l'une de l'autre. La première, clinquante et poseuse, se félicite de son inculture en présumant qu'elle est partagée par ses auditeurs. La seconde, douce et discrète, correspond à la caricature de l'artiste gauchiste, fleur bleue, qui veut, littéralement, sauver la planète. Assez pour exaspérer une animatrice va-t-en-guerre d'une chaîne de télé populiste.

L'entrevue de Krista Erickson avec Margie Gillis commence dans l'obséquiosité la plus suspecte. «Madame Gillis, vous avez remporté tous ces honneurs, tous ces prix, etc.» Interminable préambule d'admiration feinte laissant présager la suite.

Krista Erickson travaille pour le Fox News du Nord, à la droite de l'échiquier sociopolitique. Jeune femme visiblement ambitieuse, aux mimiques agaçantes de «prom queen» et aux opinions conservatrices très tranchées, elle pourfend tout ce qui s'apparente à de l'élitisme culturel et s'oppose au financement public des arts. Elle ne s'en cache pas. J'estime qu'il s'agit de sa principale qualité.

Les salamalecs écartés, Krista Erickson confirme qu'elle n'a pas invité Margie Gillis (en duplex) à son émission pour lui témoigner son admiration. De but en blanc, elle lui demande: «Combien d'argent avez-vous touché en subventions dans votre carrière?» Réponse intriguée de Margie Gillis: «Je ne sais pas. Ces sommes sont publiques. Vous pouvez y avoir accès. Des experts comptables vérifient mes activités chaque année. J'ai eu beaucoup de chance d'être subventionnée à la fois par le Québec et par le Canada et j'en suis très reconnaissante.»

«Beaucoup de chance, en effet», rétorque Krista Erickson, le sourire en coin, pour que ceux qu'elle appelle constamment ses «amis» (les téléspectateurs) comprennent bien qu'elle ne mène pas une entrevue avec une danseuse dont ils ignorent probablement l'existence, mais un procès du système canadien de financement de la culture.

Chiffres à l'appui, la journaliste en mal de scandale dévoile que la Fondation de danse Margie Gillis, qui soutient plusieurs artistes ainsi que les activités de la danseuse partout dans le monde, a reçu 1,2 million de dollars de subventions depuis 1998 (soit moins de 100 000 $ par année).

«Pourquoi avez-vous besoin de subventions pour danser?» demande la journaliste, faussement candide, en mimant pour s'en moquer la gestuelle de Margie Gillis. «Parce que l'art, dans notre pays, n'est pas profitable», lui répond la danseuse, calme malgré les multiples provocations. «Pourquoi les contribuables devraient-ils subventionner quelque chose qui n'est pas profitable?» s'étonne la journaliste, comme si elle relevait une évidence.

Elle le dit en affichant clairement son mépris. Avec la logique comptable à courte vue de ceux qui ne trouvent aucun sens à l'art. Pourquoi 1,2 million de dollars de l'argent des contribuables pour que vous fassiez des gestes ridicules avec vos bras?

Pourquoi, vous dites? Parce que, sans financement public, il n'y aurait non seulement pas de danse contemporaine, mais pas de théâtre, de littérature, de musique, de télévision, tels qu'on les connaît au Canada. Même la télé privée, qui profite entre autres de crédits d'impôts, ne serait plus la même.

Se servant, hors contexte, d'une vidéo où Margie Gillis affirme trouver que notre société manque de compassion, la journaliste, qui coupe constamment la parole à son invitée, s'enflamme, en faisant un lien douteux avec la mort de soldats canadiens en Afghanistan (?!!). «Vous nous accusez de manquer de compassion alors que nous vous versons 1,2 million et que des soldats donnent leur vie pour leur pays...»

Je me suis demandé à ce moment précis si Krista Erickson, dans son délire de sophismes, aurait mené le même type d'entrevue avec Don Cherry, qui ne rate jamais une occasion de rappeler son soutien à la guerre. Don Cherry qui, pour des commentaires souvent méprisants entre deux périodes de hockey, touche un salaire évalué à plus de 700 000 $ à la télévision publique (qui refuse de dévoiler le montant exact de son contrat).

Puis je me suis demandé, en raisonnant avec la même mauvaise foi que la journaliste, combien il faudrait d'années de financement public d'une fondation comme celle de Margie Gillis pour atteindre l'équivalent du prix des 65 avions de chasse F-35 que veut acheter le gouvernement canadien (de 15 à 30 milliards, selon les différentes estimations).

Ce genre de menus détails n'intéresse pas Sun TV News. Mais 100 000 $ en moyenne par année pour soutenir les activités de l'une des danseuses les plus réputées du pays, et celles de plusieurs autres dans son sillon, voilà matière à scandale.

Pourquoi mener une entrevue serrée avec des politiciens qui doivent rendre des comptes à des électeurs sur des questions d'intérêt public quand on peut condamner publiquement une danseuse dont le «crime» est d'avoir été soutenue depuis 39 ans, selon les règles de l'art, par des organismes pourvoyeurs de subventions comme le Conseil des arts du Canada?

Devant tant de mauvaise foi, Margie Gillis est restée digne et posée, d'une grâce naturelle et d'un admirable sang-froid, rappelant à Krista Erickson que le salaire annuel d'un danseur au Canada est de 12 000 $. Pas assez pour lui inspirer la moindre compassion.

Photo: Robert Skinner, La Presse

Margie Gillis