Le temps d'attente dans les tribunaux criminels de la province s'est encore allongé l'an dernier, atteignant des sommets dans plusieurs districts, a appris La Presse. C'est à Montréal que le problème est le plus aigu.

«Ce n'est pas compliqué. Je n'en dors pas la nuit», lance la juge en chef adjointe Danielle Côté, responsable de la Chambre criminelle et pénale à la Cour du Québec, réputée pour être très exigeante, tant envers les avocats qu'envers elle-même.

La juge, qui accorde très rarement des entrevues en raison de sa fonction, a accepté de rencontrer La Presse plus tôt ce mois-ci dans son grand bureau vitré du palais de justice de Montréal.

À notre arrivée, on remarque d'abord la vue époustouflante sur le fleuve Saint-Laurent, puis notre oeil est attiré par la surface de sa table de travail entièrement couverte de feuilles sur lesquelles sont imprimés des tableaux statistiques.

La juge, elle, n'a d'yeux que pour les colonnes de chiffres. Elle a fait de la réduction des délais sa priorité.

À Montréal, où la situation est la plus grave, les accusés en liberté doivent aujourd'hui attendre près de deux ans - 23 mois pour être précis - pour obtenir un procès devant la Cour du Québec. C'est cinq mois de plus qu'en 2014.

Quelques étages plus haut, dans l'imposant édifice du Vieux-Montréal, le juge en chef de la Cour supérieure Jacques R. Fournier partage les préoccupations de sa consoeur de la Cour du Québec.

Un chandail du Canadien de Montréal trône en évidence dans un coin de son bureau. À l'image du club favori du juge en chef, la Chambre criminelle de la Cour supérieure traverse une période difficile. Ses 15 juges - pour tout le Québec - ne suffisent plus à la tâche.

«Je vais vous résumer la crise qu'on traverse maintenant: il faut ajouter des effectifs sur le banc, trouvez des bancs pour les asseoir et trouvez des greffiers pour les assister», dit le juge en chef au style direct, qui a aussi accepté de sortir de sa réserve habituelle, tant l'heure est grave.

Au début du mois, son collègue à la Cour supérieure, le juge coordonnateur pour la région de Montréal Marc David, n'a pas eu le choix de fixer des procès jusqu'en 2019 puisqu'il en avait pas moins de 130 à planifier. Cela représente trois ans d'attente pour les accusés, alors que le délai moyen était de deux ans en 2014.

Bien qu'élevé, le nombre de dossiers ouverts - environ 116 400 par an à la Cour du Québec - est assez stable depuis cinq ans.

Le problème ne vient donc pas uniquement de là. Plutôt, les problèmes. Car s'il y a une chose sur laquelle les acteurs du système judiciaire sont unanimes, c'est bien que les raisons expliquant les délais sont nombreuses.

Pratiques irritantes

Certaines pratiques répandues dans les tribunaux criminels irritent la juge Danielle Côté. Elle donne l'exemple des avocats de la défense qui attendent le matin du début du procès pour annoncer que leur client va plaider coupable. Ou encore ceux qui attendent le premier jour de l'enquête préliminaire pour y renoncer, sachant très bien que le procès ne pourra pas être fixé avant plusieurs mois (voire deux ans dans le cas de Montréal).

Résultat: les témoins se sont déplacés pour rien. Il est trop tard pour allouer les journées de cour réservées à cette cause à un autre dossier.

«Juste en novembre, à Montréal, j'ai perdu l'équivalent de 12 jours de banc, DOUZE, à cause de ça», s'insurge la juge Côté en nous brandissant aux yeux l'un de ses tableaux.

Un juge prend pourtant la peine d'appeler les avocats deux mois avant le procès, puis de les relancer quasiment chaque semaine pour confirmer qu'ils vont procéder, dit-elle.

«Concernant l'enquête préliminaire, dans des dossiers en matière sexuelle ou en violence conjugale, je peux comprendre - à la limite - que l'accusé attende de voir si les témoins vont se présenter parce que ça arrive qu'ils ne sont pas là. Ça peut mener à des acquittements. Mais dans des dossiers de stupéfiants, de fraude, il n'y a aucune bonne raison d'agir ainsi», insiste la juge Côté.

La présidente de l'Association québécoise des avocats de la défense, Me Joëlle Roy, reconnaît que cette pratique existe. Attention avant de jeter le blâme sur un seul acteur, avertit-elle toutefois.

«On se retrouve avec des dossiers qui devraient se régler, mais qui ne se règlent pas parce que les relations avec la poursuite se sont envenimées, déplore Me Roy. Les procureurs ont moins de liberté de négocier qu'avant. Quand tu ne peux pas t'entendre, tu fixes un procès.»

Changement de culture nécessaire

Peu importe les coupables, «le système ne fonctionne plus», affirme la juge Côté. «Il va nous falloir un changement de culture comme celui que la Chambre civile est en train de vivre avec le nouveau Code de procédure», croit la magistrate qui n'a pas la langue de bois.

Entré en vigueur le 1er janvier dernier, le nouveau Code de procédure civile contient une série de mesures favorisant des règlements plus rapides et moins coûteux. L'idée générale étant de passer de la culture de procès à celle de l'entente.

Avant de partir à la retraite en 2014, le juge en chef de la Cour supérieure François Rolland a prononcé une allocution-choc durant laquelle il a averti ses pairs: «Si on continue à pratiquer de la façon dont on le fait, on ne peut pas faire autrement que s'acheminer vers un mur.»

François Rolland en est toujours aussi convaincu aujourd'hui: «Quand bien même on ajouterait 50 juges demain matin, un moment donné, ça va devenir exorbitant de faire des procès. On ne peut pas continuer à construire des palais de justice et des salles d'audience. Il faut changer nos façons de faire.»

Son successeur, le juge Jacques R. Fournier, voit le même mur poindre à l'horizon. «On ne connaît pas son épaisseur, mais il y en a un», dit-il. La hausse fulgurante du nombre de «mégaprocès» y est pour beaucoup. «Il y a des choix de société à faire. Je respecte les choix du Ministère public, mais il doit être conscient des conséquences de ses choix sur l'ensemble du système», indique le juge Fournier.

«Le mur est proche. Le système va bientôt éclater», ajoute la présidente de l'Association des avocats de la défense de Montréal, Me Danièle Roy. Lorsque cette criminaliste d'expérience se rend à la cour pour fixer la date d'un procès, son agenda de 2016 est inutile. C'est celui de 2018-2019 qu'elle a en main.

Sa consoeur Joëlle Roy parle d'un système «en train de suffoquer». «On a un problème réel, systémique, enraciné, qui n'est pas près de se régler», dit-elle.

Sans vouloir «semer la panique dans la population», la directrice des poursuites criminelles et pénales, Me Annick Murphy, décrit quant à elle une «pression énorme sur le système judiciaire» en raison du nombre, de l'envergure et de la complexité des dossiers traités.

«Les délais nous préoccupent principalement pour les victimes. Plus l'attente est longue, plus l'anxiété, l'angoisse reliée aux procédures judiciaires augmentent pour elles, affirme la patronne du bureau de la DPCP. Et plus c'est long, plus la qualité de la preuve s'en ressent. L'effet du temps a des impacts sur les témoins, c'est connu.»

Confiance brisée

Les temps d'attente se sont détériorés au même rythme que les relations entre la poursuite et la défense, constatent les acteurs du système judiciaire interrogés dans le cadre de ce dossier.

Les tensions accrues entre les parties contribuent - de l'avis de beaucoup - à l'allongement des délais.

«Nos rapports avec la Couronne sont plus difficiles que jamais, affirme Me Danièle Roy, qui pratique le droit criminel depuis 35 ans. Quand on ne peut pas avoir confiance en la personne en face de nous, tout devient contestable. Ça allonge les débats.»

«Si on était capables de se parler, on n'aurait pas besoin de multiplier les requêtes, mais on n'a pas le choix, on a une défense à faire valoir», ajoute sa consoeur, Me Joëlle Roy, de l'Association québécoise des avocats de la défense.

C'est d'ailleurs ce qui a le plus frappé François Rolland à sa nomination comme juge en chef de la Cour supérieure en 2004. Issu de la pratique civile, il n'avait jamais vu pareille méfiance entre les parties.

«J'ai constaté qu'il y avait deux groupes - le DPCP et les avocats de la défense - vraiment étanches qui, dans les meilleurs des cas, ne se parlent pas», dit le juriste réputé.

Malgré tout, les têtes dirigeantes - tant de la magistrature que de la poursuite et de la défense - se disent optimistes de parvenir à apaiser les tensions.

Au printemps dernier, l'avocate de la défense Joëlle Roy a réussi à réunir des représentants de tous les acteurs du système judiciaire pour crever l'abcès.

De son côté, la grande patronne de la Couronne constate que les relations sont tendues, mais elle ne fait pas de lien avec les délais qui s'allongent. «Ce n'est pas une situation qui a sa raison d'être et on y travaille, affirme Me Murphy. Mais même si on devenait les meilleurs amis du monde, on ne réglerait pas les problèmes de délais.»

En banlieue aussi

Les temps d'attente s'allongent aussi dans les palais de justice des couronnes nord et sud de la métropole. À l'heure actuelle, cela varie de six à dix mois pour obtenir un procès devant la Cour du Québec, selon le district.

La population y est en croissance, et des observateurs notent un déplacement de la criminalité organisée de Montréal vers les banlieues. Mais la métropole reste - et de loin - le cancre en la matière.

«Il y a quelque chose qu'on a perdu qu'il faut rattraper. Je vous dis ça parce qu'il y a 20 ans, il y avait plus de relations entre la défense et la Couronne; plus de confiance.» - L'ancien juge en chef de la Cour supérieure François Rolland

«C'est clair que les relations entre la Couronne et la défense sont plus tendues qu'il y a 30 ans.» - Le juge de la Cour supérieure Marc David

«Je serais malhonnête de nier le problème. C'est le jour et la nuit si je compare avec l'époque où j'étais procureure de la poursuite.» - La juge de la Cour du Québec responsable de la chambre criminelle Danielle Côté