Julie Snyder abandonne la production télé, dénonçant le fait que sa société Productions J soit exclue du crédit d'impôt en raison de son statut de conjointe de Pierre Karl Péladeau, qui est actionnaire de contrôle du Groupe TVA - dont les chaînes diffusent plus de la moitié de ses productions. Explications.

Pourquoi Productions J n'est-elle pas admissible au crédit d'impôt québécois pour la production d'émissions de télé ?

Le crédit d'impôt québécois est versé uniquement aux producteurs indépendants. Par producteurs indépendants, la réglementation entend les sociétés de production qui n'ont pas de lien de dépendance avec les télédiffuseurs. Au sens des lois fiscales, le lien de dépendance inclut notamment un conjoint de fait, une personne mariée et un enfant. Comme l'actionnaire de contrôle de Productions J, Julie Snyder, est la conjointe de fait de l'actionnaire de contrôle de Québecor, détenteur du Groupe TVA, Pierre Karl Péladeau, elle est considérée comme une personne ayant un lien de dépendance avec un télédiffuseur au sens de l'application de la loi fiscale. Productions J n'est donc pas considérée à cette fin comme une maison de production indépendante. À noter que le crédit d'impôt fédéral, lui, n'a pas cette exigence d'absence de lien de dépendance. Comme il s'adresse exclusivement aux producteurs indépendants, le crédit d'impôt québécois ne peut évidemment pas être versé aux sociétés de production affiliées, par exemple TVA Productions chez TVA.

Le lien de dépendance a-t-il toujours été le critère pour déterminer si une société de production était admissible au crédit d'impôt québécois ?

Entre 1991 et 2014, le lien de dépendance était le critère utilisé pour déterminer si une société de production pouvait se qualifier comme société de production indépendante, selon Suzanne D'Amours, directrice générale adjointe de l'Association des producteurs de films et de télévision du Québec. Vers la fin des années 90, le gouvernement Bouchard avait toutefois modifié le crédit d'impôt afin de permettre aux sociétés de production affiliées à un diffuseur (par ex. : TVA Productions à TVA) ou considérées comme ayant un lien de dépendance avec un diffuseur d'être admissibles au crédit d'impôt. En contrepartie, le diffuseur devait verser 50 % du crédit d'impôt en question pour le cinéma québécois. Cette mesure a été abolie par le gouvernement Charest après 2003. Une autre modification au crédit d'impôt a eu lieu vers 2006 : une société de production considérée comme ayant un lien de dépendance avec un diffuseur peut bénéficier du crédit d'impôt uniquement pour ses productions chez d'autres diffuseurs (des diffuseurs avec lesquels la société de production n'a pas de lien de dépendance), mais à condition que ses productions chez les diffuseurs tiers constituent plus de la moitié de son volume total de production. Par le passé, Productions J a indiqué avoir été admissible au crédit d'impôt de 1998 à 2008, et de nouveau depuis 2014.

Qu'est-ce qui a changé en 2014 ?

Tout juste avant le déclenchement des élections, le gouvernement Marois a remplacé le critère de lien de dépendance par celui des sociétés associées. Dorénavant, les liens familiaux (par ex. : conjoint de fait, personne mariée, enfants) n'étaient plus le critère déterminant l'admissibilité au crédit d'impôt. Le nouveau critère : une société de production et le diffuseur ne pouvaient pas être associés, au sens où une entreprise ne pouvait pas détenir plus de 25 % des actions de l'autre entreprise. Productions J est donc devenue admissible au crédit d'impôt car elle ne détenait pas 25 % des actions du Groupe TVA, et vice-versa.

Qu'est-ce qui a changé en 2015 ?

Le gouvernement Couillard est revenu au critère original du lien de dépendance. Productions J n'est donc plus admissible au crédit d'impôt.

Outre la société de production de Julie Snyder, qui est touché par les changements du critère de lien de dépendance/sociétés associées ?

En théorie, très peu de producteurs, voire personne. Comme elle a déjà été la conjointe de fait de l'actionnaire de contrôle de la chaîne V Maxime Rémillard, Karine Vanasse est aussi touchée par ce changement (il y a une période d'attente de deux ans après la fin du lien de dépendance avant qu'une société redevienne admissible au crédit d'impôt). Il y a plusieurs années, les fils de Serge Arsenault (propriétaire à l'époque de la chaîne Évasion) étaient producteurs, mais ne pouvaient pas bénéficier totalement du crédit d'impôt en raison de leur lien de dépendance avec Évasion. À noter que les chaînes de télé de Bell Média et Radio-Canada n'ont pas d'actionnaire majoritaire, contrairement au Groupe TVA et à V.

Quel pourcentage des dépenses d'une émission de télé représente le crédit d'impôt ?

Le crédit d'impôt québécois représente 16 % de la facture totale d'une production télé (32 % des salaires d'une production, et les salaires ne peuvent dépasser 50 % du coût total de la production). Le crédit d'impôt québécois n'est toutefois pas disponible pour tous les types d'émissions : à titre d'exemple, les téléréalités, même produites par un producteur indépendant, en sont exclues. Le crédit d'impôt fédéral, lui, couvre 15 % des dépenses (le total des dépenses moins le crédit d'impôt québécois).

Le crédit d'impôt provincial en quelques dates

1991

Création du crédit d'impôt québécois pour la production d'émissions de télévision par des producteurs indépendants. Le critère du lien de dépendance (par ex. : conjoint de fait, personne mariée, enfants) est utilisé pour définir une société de production indépendante. Les sociétés de production affiliées aux diffuseurs sont aussi exclues du crédit d'impôt.

2006

La règle est modifiée pour permettre à une société de production ayant un lien de dépendance avec un diffuseur de réclamer le crédit d'impôt pour ses productions avec d'autres diffuseurs (avec lesquels elle n'a pas de lien de dépendance), pourvu qu'elle vende plus de 50 % de ses productions à des diffuseurs tiers (sans lien de dépendance).

Février 2014

Le gouvernement Marois change la règle du lien de dépendance pour la règle des sociétés associées (l'une doit détenir au moins 25 % de l'autre pour qu'elles soient considérées comme des sociétés associées).

2015

Dans son budget, le gouvernement Couillard revient au critère du lien de dépendance.

«Cette règle existe depuis toujours»

Suzanne D'Amours se rappelle très bien pourquoi la règle du lien de dépendance, qui a forcé Julie Snyder à abandonner hier la production télé, a été retenue lors de la création du crédit d'impôt québécois, en 1991.

«C'était la volonté gouvernementale à l'époque d'avoir une distance plus grande entre les producteurs indépendants et les sociétés de production liées à un diffuseur», dit cette spécialiste en financement de productions cinéma et télé, qui était à la table des négociations à l'époque comme directrice générale adjointe de l'Association des producteurs de films et de télévision du Québec (aujourd'hui l'Association québécoise de la production médiatique).

«La volonté gouvernementale était de permettre à des producteurs indépendants d'avoir un avantage sur les producteurs liés aux diffuseurs, qui profitent d'autres avantages [non fiscaux]», dit Suzanne D'Amours, qui agit toujours comme consultante en financement de productions de films et d'émissions de télé.

De 1991 à 2014, le critère du lien de dépendance a été utilisé pour déterminer si un producteur était indépendant au sens du crédit d'impôt. «Ç'a toujours été comme ça. La loi était assez restrictive pour s'assurer que ça vise la production indépendante, que les gens n'aient pas de liens avec les diffuseurs», dit-elle.

Le critère des sociétés affiliées introduit par le gouvernement Marois en 2014, puis abandonné par le gouvernement Couillard, est-il plus juste, tel que le soutient Julie Snyder? Suzanne D'Amours ne veut pas trancher la question. «Ça dépend de la volonté du gouvernement», dit-elle. Sans se prononcer spécifiquement sur le dossier de Productions J, elle estime toutefois qu'une société avec un lien de dépendance au sens de la loi fiscale possède un avantage sur d'autres producteurs indépendants sans lien de dépendance. « Mme Snyder a peut-être raison de dire que si elle n'était pas la conjointe de M. Péladeau, ça ne changerait rien du tout à ses productions, mais elle a un avantage que les autres n'ont pas, dit-elle. Peut-on le quantifier? Non, mais il existe.»