Il y a 40 ans, les téléspectateurs américains ont fait connaissance avec les Loud, une famille californienne qui avait accepté de vivre sous l'oeil indiscret des caméras durant sept mois. An American Family, qui a pris l'antenne en janvier 1973 sur les ondes de PBS et qui est considérée comme la première émission de téléréalité, a profondément marqué la société américaine. Chaque semaine, 10 millions de téléspectateurs (pour PBS, équivalent américain de Télé-Québec, c'était énorme) suivaient les péripéties de Pat, Bill et leurs cinq enfants aux prises avec les mêmes problèmes que la famille américaine moyenne: tensions conjugales, crise d'adolescence, fils homosexuel, etc.

Depuis, les concepts de téléréalité se sont multipliés: de l'aventure (Survivor, Amazing Race) à l'enfermement (Big Brother, Loft Story) en passant par la transformation physique (Extreme Makeover, The Swan, I Want a Famous Face), la thérapie de couple (Couple Therapy, Temptation Island), la découverte de nouveaux talents (American Idol, America's Next Top Model, So You Think You Can Dance, The Voice), la rénovation (Les anges de la rénovation, Trading Spaces, Méchant changement) ou la cuisine (Iron Chef, Hell's Kitchen), la téléréalité est devenue LA vache à lait de la télévision partout dans le monde.

«La téléréalité est apparue à un moment où la télévision était en crise [souvenons-nous de la grève des scénaristes en 1992]», observe Luc Dupont, professeur au département de communications à l'Université d'Ottawa et auteur de Téléréalité: quand la réalité est un mensonge, publié en 2007. «Ce sont les télévisions publiques qui, les premières, se sont intéressées au genre. Ensuite, avec l'arrivée du câble et la multiplication des chaînes, il fallait trouver du contenu pour alimenter tout ça. La téléréalité était peu coûteuse et répondait à ce besoin.»

«La téléréalité est un savant mélange de tous les genres télévisuels, note pour sa part Anouk Bélanger, professeure en sociologie des médias à l'UQAM. On utilise les rebondissements de la fiction, les codes des jeux télévisés, du documentaire et de la croissance personnelle. C'est un genre qui permet aussi au citoyen ordinaire d'accéder à la célébrité.»

Non seulement la téléréalité est populaire, mais elle influence aussi le reste de la programmation télé. «On s'intéresse désormais au banal à la télé, à ce qui se passe une fois les caméras éteintes, note Luc Dupont. On nous montre la chambre des sportifs, les making-of, etc.» Selon Anouk Bélanger, l'impact de la téléréalité se fait également sentir dans des fictions comme Unité 9. «Le fait que les téléspectateurs écrivent aux détenues comme s'il s'agissait de vraies personnes et le fait qu'on les regarde vivre dans un endroit clos, sous surveillance, sont pour moi une conséquence de l'influence de la téléréalité.»

Au fil des ans, la téléréalité a également fait reculer les limites de l'acceptable au petit écran: en 2009, en France, Zone Xtrême demandait aux candidats d'électrocuter un inconnu qui ne répondait pas correctement à une série de questions. L'émission s'est finalement avérée une fausse téléréalité créée aux fins d'un documentaire, Le jeu de la mort. Le public est toutefois demeuré troublé: jusqu'où aller au nom du divertissement? Autre dérapage: la mort d'un candidat de Koh Lanta suivie du suicide du médecin de l'émission.

La mort de la téléréalité a été annoncée plusieurs fois au cours des dernières années, mais dans les faits, elle ne montre aucun signe d'essoufflement. À preuve, les dizaines de nouveaux concepts présentés au marché de la production télévisuelle (MIPTV) à Cannes, il y a deux semaines. En Europe comme en Amérique, les candidats se bousculent aux portes pour y participer. Certains d'entre eux sont devenus de véritables phénomènes culturels. On pense à Nabila, candidate aux Anges de la téléréalité en France, dont la célèbre tirade «Allô, t'as pas de shampoing?» (à voir sur YouTube) a été récupérée récemment dans une publicité d'Ikea.

Chez nous, le premier ministre Stephen Harper a pris le temps de rencontrer le couple gagnant d'Occcupation double alors qu'un député à l'Assemblée nationale a voté une motion pour féliciter une candidate de la même émission, résidante de sa circonscription. «Avant, on avait la télé-podium, c'est-à-dire qu'il fallait avoir une bonne diction comme René Lecavalier pour passer à la télé, note Luc Dupont. Avec la téléréalité, tout le monde y a accès et rêve à son moment de gloire.» Inscrites dans des opérations de convergence médiatique, les vedettes de la téléréalité sont des étoiles filantes qui font rouler pendant un temps une véritable industrie de produits dérivés et de magazines à potins.

C'est ce que l'écrivain Umberto Eco appelle «le troisième stade de la téléréalité», ou la «post-télévision»: «Dans la période précédente de reality show, la télévision avait encore un rôle important: on avait un souci amoureux et la télévision était là pour vous écouter et résoudre ce souci; on avait perdu quelqu'un de vue et la télévision était là pour le retrouver. Maintenant, la télévision est devenue un intercesseur entre le public et les stars en devenir, c'est-à-dire les gens qui souhaitent conquérir la célébrité. La participation à l'émission est la seule raison et le seul but pour sortir de l'ordinaire.»

Entre la consécration planétaire et l'humiliation publique, voici quelques-unes des émissions qui ont marqué l'imaginaire télévore.

Photo: fournie par CBS

Survivor

Les plus marquantes



> Survivor

> Big Brother

> American Idol

C'était le 31 mai 2000 sur les ondes de CBS. Les téléspectateurs nord-américains faisaient connaissance avec 16 courageux participants réunis dans une île au large de Bornéo, en Indonésie. C'était notre première rencontre avec la téléréalité telle qu'on la connaît aujourd'hui, avec ses rebondissements, ses drames humains, ses vedettes instantanées. Quelques semaines plus tard, Big Brother était lancée sur le même réseau. Deux ans plus tard, c'était au tour d'American Idol, qui a fait de la jeune Kelly Clarkson une véritable vedette. Plusieurs téléréalités ont marqué la télévision par la suite, mais Survivor, Big Brother et American Idol resteront toujours dans une catégorie à part.

Les plus bizarres



> My Strange Addiction

> The Littlest Groom

> Survived a Japanese Game Show

On surnomme souvent la téléréalité la «télé-poubelle» et, quand on regarde certains des concepts qui sont apparus au fil des ans, difficile de ne pas être d'accord. Lieu de réhabilitation pour personnalités passées de mode (pensons à Monica Lewinsky qui a coanimé l'émission My Personality), la téléréalité repousse les frontières du bizarre comme dans The Littlest Groom, téléréalité mettant en vedette un nain qui doit choisir entre une femme de sa taille ou une femme de taille normale. Et que dire de My Strange Addiction, où on a déjà vu une femme manger les cendres de son mari? L'imagination n'a pas de frontières, mais que dire du mauvais goût?

My Strange Addiction