Sophie Thibault avait 14 ans quand sa mère, atteinte de sclérose en plaques, a perdu définitivement l'usage de ses jambes. Incapable de s'identifier à cette mère à corps partiel, elle s'est projetée entièrement dans son père, directeur de l'information à Radio-Canada. Mais avec la mort de ses parents et la parution d'un récit sur sa relation avec sa mère écrivaine, la chef d'antenne de TVA se demande pourquoi elle a attendu aussi longtemps avant d'écrire... comme maman.

Dans Telle mère, quelle fille? , Sophie Thibault raconte que l'automne dernier, quelques mois avant la parution du livre, elle a confronté sa mère. C'était au Duc de Lorraine, tout près de l'Institut universitaire de gériatrie de Montréal où Monique Larouche-Thibault, paralysée par la sclérose en plaques, vivait depuis de nombreuses années. La confrontation a pris la forme toute simple d'une fille faisant la lecture à sa mère de ce qu'elle venait d'écrire à son sujet.

 

Sachant que sa mère, autrefois chroniqueuse et romancière, était pourvue d'une aussi grande ouverture d'esprit que d'une saine autodérision, Sophie n'a pas mis de gants blancs. « J'ai une mère figée dans son ego, qui ne pose plus de questions à personne, qui n'en a rien que pour son maquillage, ses bijoux et ce qu'elle mange. Plafonnée. Tu vis dans une bulle mamie-fère, coupée du monde mouvant et fluctuant...» a-t-elle lu avant de sauter à ce passage où elle se demandait si elle n'était pas devenue le hochet narcissique d'une mère qui l'avait privée de son enfance et abandonnée à elle-même.

Contre toute attente, Monique Larouche Thibault, qui connaissait pourtant les mécanismes inconscients de l'écriture, n'apprécia pas la candeur de sa fille. Elle la traita d'ingrate et lui reprocha de se servir du bouquin qu'elles écrivaient ensemble pour régler ses comptes. Après quoi, elle ne lui adressa plus la parole pendant une semaine. Sur le coup, Sophie Thibault ne comprit pas la réaction de sa mère qui en avait vu d'autres et, surtout, elle ne réalisa pas la charge ni le poids de ses propres mots.

«Je pense que si je n'avais pas écrit ce que j'ai écrit, j'aurais été incapable de dire à maman tout ce que je pensais d'elle et toute la peine et la culpabilité que sa maladie m'avait fait vivre. En écrivant ce livre, j'ai découvert que j'avais beaucoup plus de facilité à écrire les choses qu'à les dire»

Façade froide

Étonnant aveu de la part d'une lectrice de nouvelles qui, tous les soirs, nous dit les drames, les scandales, les tornades et les tsunamis qui secouent le monde, mais qui n'ébranlent jamais l'aplomb de celle qui les annonce. Pourtant, derrière l'image lisse, léchée et en contrôle, derrière le coffre-fort fermé à double tour (l'image est d'elle), une mer d'émotions contradictoires semble bouillonner chez celle qui n'aime pas la lumière des projecteurs et qui, après des études en psycho, pensait faire carrière à la radio.

« Dans ma tragicomédie à moi, devant les caméras, dans mon costume de speakerine, rien ne devait paraître. Effort surhumain pour faire la grève des émotions. Je n'étais qu'un bloc de glace: sympathique mais néanmoins figée dans sa torpeur de petite fille terrorisée», écrit Sophie Thibault à propos d'elle-même, le jour où un test de résonance magnétique confirma que sa mère était devenue un cas trop lourd pour continuer de vivre parmi les siens. À l'époque, Sophie Thibault n'était pas encore chef d'antenne, seulement animatrice des bulletins de fin de semaine à TVA. Mais elle avait compris depuis longtemps l'importance de ranger ses émotions au vestiaire et de maintenir une façade froide, calme et stoïque, en dépit de « l'acide qui coulait sur ses plaies ouvertes. «

Écrire avec son coeur

Les confessions de Sophie Thibault sont déroutantes à plusieurs égards. D'abord rarement a-t-on vu une lectrice de nouvelles et chef d'antenne exposer aussi librement les tourments, les tensions et les conflits de sa famille. Certains critiques lui ont d'ailleurs reproché d'étaler la lingerie intime de ses parents sur la place publique sans soumettre sa propre vie amoureuse à pareille indiscrétion. À cela, Sophie répond que sa vie amoureuse n'était pas le propos du livre.

« Le pari, c'était d'écrire à deux, un livre sur la relation mère-fille, mais aussi sur l'impact de la maladie sur notre famille. À mes yeux, il n'y a rien d'impudique dans le désir de partager ses souffrances et de montrer que chez nous comme chez tout le monde, tout n'était pas parfait. Je ne dis pas tout dans ce livre, mais j'en dis beaucoup. Pour le reste, j'avais envie de me garder une petite gêne. «

Rarement aussi a-t-on vu une digne représentante de l'objectivité et de la froideur des faits s'abandonner avec autant de plaisir à la subjectivité des émotions. C'est pourquoi, Telle mère, quelle fille? tranche sur la plupart des récits biographiques publiés récemment et s'impose par une belle profondeur psychologique et par un réel souffle littéraire.

L'émulation de la mère romancière y est pour beaucoup même si techniquement parlant, Monique a davantage dicté son livre qu'elle ne l'a écrit. C'est Jean Couture, l'instigateur du projet, qui a écrit le volet maternel après avoir recueilli les propos et souvenirs de Monique et s'être imprégnée de son style coloré et caustique.

Quant à Sophie, après un premier jet beaucoup trop objectif et factuel, elle a repris son récit à zéro, découvrant le bonheur insoupçonné d'écrire avec son coeur et ses tripes.

La perte de ses parents

Reste que certains jours, Sophie Thibault se demande encore pourquoi elle a accepté d'embarquer dans une aventure qui a duré quatre longues années, qui fut complexe à gérer en raison de la santé précaire de sa mère et qui s'est terminée assez tristement par la perte de ses deux parents. Son père Marc Thibault, celui qui a créé le créneau des affaires publiques à Radio-Canada et qui n'aimait pas les débordements émotifs ni les indiscrétions littéraires, a succombé à un cancer, seulement deux mois après que sa femme et sa fille aient signé leur contrat d'édition. Quant à Monique Larouche-Thibault, écrivaine tombée dans l'oubli à laquelle Sophie voulait redonner vie, elle est morte exactement une semaine après la fin de la rédaction du manuscrit.

« Notre acte de naissance, écrit sa fille, est ainsi devenu acte de décès. Je t'ai remise au monde et tu en as profité pour le quitter alors que nous apposions le point final à la mise en page de nos états d'amour. Tu voulais le dernier mot, tu l'as eu ! «

Dans le resto vide où elle picore son plat, Sophie Thibault se permet quelques interprétations psychologiques sur le départ précipité d'une mère qui pourtant rêvait de briller à nouveau, sous le feu des projecteurs.

« Pourquoi n'a-t-elle pas attendu que le livre sorte avant de partir? Je ne le saurai jamais. Peut-être qu'elle pensait que le film était fini pour elle. Peut-être que c'était sa façon à elle de me dire: vas-y ma fille, prend toute la place, raconte Sophie, ajoutant avec un sens de la dérision maternelle: « Le pire, c'est qu'elle est morte d'une pneumonie alors que cela faisait plus de 50 ans qu'elle souffrait de la sclérose. C'est quasiment insultant pour la maladie de partir de cette façon-là.»

Chose certaine, la sortie du livre et l'obligation de parler de sa mère, l'aida à faire le deuil de la disparue.

« S'il n'y avait pas eu le livre, je n'aurais jamais eu le courage de faire le ménage de ses affaires dans mon garage, de lire ses écrits, de regarder ses photos et de sentir sa présence. C'est ce qui m'a donné le courage et la force de parler d'elle sans tomber dans l'émotion. «

En disant, cela les yeux bleus de la fille de Marc et de Monique s'embuent pour la première fois depuis le début de notre entretien. Toute sa sensibilité refoulée menace de refaire surface. Mais très vite, la lectrice de nouvelles vient à son secours, l'invite à ravaler ses larmes, à se ressaisir et à sceller le tout avec un sourire poli. C'est cette femme-là que Monique regardait fièrement tous les soirs depuis sa chambre d'hôpital: sa fille, la chef d'antenne en forme d'ancre, la femme sans jambes solide comme le roc, sa fille, sa fierté.

Aujourd'hui, Monique a quitté ce monde, mais elle n'a pas abandonné, sa fille, la lectrice de nouvelles, qui sait que du jardin des trépassés, sa mère veille désormais sur elle.

Telle mère, quelle fille?, de Sophie Thibault, aux Éditions de l'Homme.