Après 44 ans à Radio-Canada, dont 33 ans à la barre du téléjournal, Bernard Derome passe à autre chose. Mais ne lui parlez surtout pas de retraite. Conversation sur un métier qu'il a grandement contribué à façonner. 

Sur le plateau, Bernard Derome est entouré des journalistes Michel C. Auger et Marie-Josée Bouchard et des «ex» Marie Grégoire, Jean-Pierre Charbonneau et Liza Frulla. À ses côtés, deux rédacteurs, lui refilent des informations. Subitement, le chef d'antenne hausse le ton et annonce un gouvernement libéral majoritaire, «si la tendance se maintient».

 

Il est 14h36. C'est la dernière de cinq répétitions avant le match électoral ultime, le soir même. Depuis le vendredi précédent, Derome et Auger ont analysé et commenté des multitudes de données fictives défilant sous leurs yeux et correspondant à tous les scénarios possibles et imaginables. Même fébrilité au Bureau de décision de Radio-Canada où s'activent au même moment huit éditeurs qui recevront en soirée les résultats du bureau du Directeur général des élections, puis détermineront à partir de leurs outils statistiques et de leur connaissance pointue d'une quinzaine de circonscriptions chacun ce que Derome annoncera ensuite aux téléspectateurs. Ici, la prudence est de mise; on a encore en mémoire la gaffe de mars 2007 quand Radio-Canada avait déclaré Jean Charest battu dans Sherbrooke.

À 15h, Bernard Derome s'amène dans une salle de conférence où l'attendent une vingtaine de collaborateurs. On discute de l'annonce d'un gouvernement libéral qui devrait se faire assez tôt dans la soirée. Attention, dit un vieux routier, le fameux vote par anticipation peut dénaturer les résultats. Le réalisateur-coordonnateur Dave Shymanski fait remarquer qu'on devra peut-être faire deux annonces très rapprochées: libéral puis majoritaire. Derome intervient: «Les gens retiennent quoi? Qui l'a annoncé en premier. À ce compte-là, on peut ouvrir en disant gouvernement libéral...»

Le directeur général de l'information Alain Saulnier, y va de son pep talk, encourageant tout son monde à faire le meilleur travail possible. Puis, en regardant Derome, il ajoute: «On veut que monsieur ici sorte content de sa soirée.»

Sa dernière

C'est la 21e soirée électorale orchestrée par Bernard Derome. C'est aussi sa dernière. Le 18 décembre, à 64 ans - il en aura 65 le 10 janvier - celui qu'on a déjà surnommé Monsieur Crédibilité ou Monsieur Élections tirera sa révérence comme chef d'antenne au Téléjournal qu'il a commencé à animer en pleine crise d'Octobre, en 1970.

Après être passé au maquillage, Derome mentionne qu'il veut qu'on lui laisse une minute à la fin pour son message aux téléspectateurs: «Tu me connais, je suis toujours préparé.»

Il s'amène en studio d'un pas rapide en expirant profondément, suivi du rédacteur Robert Quintal. On dirait un boxeur et son homme de coin. Il lance un «bonne émission tout le monde, bonne émission», puis c'est le décompte: 10, 9, 8... Derome prend une grande respiration et c'est parti.

L'annonce d'un gouvernement libéral majoritaire se fera très rapidement, à 20h34min8s. Contre toute attente, c'est par la suite que la soirée deviendra délicieusement corsée, pour reprendre l'expression de mon collègue Hugo Dumas: le PQ reprend de la vigueur, l'ADQ s'effondre, Amir Khadir est élu, Mario Dumont démissionne.

Derome a l'air relaxe, il fait des blagues, passe le ballon à ses collègues, fouille dans sa mémoire pour une précision ou une anecdote, s'émeut du faible taux de participation - «oh que c'est laid, que c'est laid!» et distribue le chocolat à ses invités quand un discours leur donne un moment de répit.

Juste avant minuit, Michel C. Auger souligne en ondes que c'est la der des der de monsieur Derome. Le principal intéressé est visiblement mal à l'aise. Il enchaîne avec un court boniment, parle de plaisir et de passion, salue son équipe et ses patrons, puis remercie «les gens du public à qui (il doit) beaucoup pour leur compréhension».

Un dernier sourire et les applaudissements fusent dans le studio pour se poursuivre bien après que les caméras sont éteintes. On entoure Bernard Derome, on lui serre la pince, on l'étreint. On l'acclamera encore 15 minutes plus tard lors d'un vin d'honneur.

Cette nuit-là, le chef d'antenne dormira environ quatre heures. Il a un rendez-vous en matinée et sa journée de travail à Radio-Canada commencera vers 14h. «Une petite journée tranquille», me dira-t-il, qui comprend tout de même deux rencontres avec son équipe, le travail préparatoire au TJ, l'enregistrement d'une capsule internet et une intervention à l'émission de radio de Michel Désautels. Sans oublier l'animation de ses deux bulletins d'informations en soirée, pour RDI et la Première chaîne.

Ce jour-là, Bernard Derome a répondu à mes questions pendant une heure dans son bureau, en fin d'après-midi, puis nous nous sommes retrouvés dans la salle de conférence pour une autre heure en fin de soirée, après son Téléjournal. Jamais, il ne m'a donné l'impression d'être fatigué.

 L'entrevue

Q Vous n'aviez que 26 ans quand on vous a confié le Téléjournal en 1970. Pensez-vous qu'on nommerait un chef d'antenne aussi jeune aujourd'hui?

R Non, je ne crois pas. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas penser à la relève. Il y a longtemps que je leur dis qu'il faut se préparer.

Q Quand vous avez quitté le Téléjournal en 1998, certains ont dit que Radio-Canada péchait par excès de jeunisme.

R J'étais fatigué, j'avais des étourdissements en ondes. La fatigue extrême. Est-ce que j'aurais dû prendre une année de congé? Tu ne fais pas ça, c'était le moment de partir, Bureau arrivait...

Q Par contre, quand vous êtes revenu à la barre du Téléjournal en 2004, on a pu lire que c'était une décision conservatrice.

R Quand je suis revenu, j'étais en grande forme. Les cinq dernières années, je sais que j'ai été meilleur que je ne l'étais auparavant, j'ai appris à gérer la pression. Je ne dis pas cela par nostalgie, mais c'est pour ça qu'il y a des têtes blanches qu'il faut garder une fois de temps en temps. J'ai une admiration folle pour Walter Cronkite. Mettez-le dans la technologie d'aujourd'hui, il aurait cette même crédibilité, le gars était affable, il était humain. D'ailleurs, il s'est retiré à un moment donné et il est revenu. Aujourd'hui, je pars très libéré, très serein, je ne pars pas tout croche, on s'entend.

Q Avez-vous eu des sueurs froides quand ça s'est resserré lundi après que vous ayez annoncé un gouvernement libéral majoritaire?

R J'ai vu que c'était serré, c'est passé de 67 députés libéraux à 65, 64, 63... woooo! Mais je faisais confiance au groupe, il y a quand même eu des leçons qui ont été tirées de l'affaire Charest en 2007, où il y a une connerie qui a été faite. Il y a des gens qui ont été faibles quelque part, c'est sûr, l'erreur est humaine, c'est comme ça, c'était le mauvais comté. Mais il faut faire confiance aux gens avec qui tu travailles.

Q Mais c'est le chef d'antenne qui doit assumer l'erreur publiquement?

R Oui, il faut avoir le dos large. Quand c'est arrivé, j'ai dit: est-ce qu'on peut dire aux gens que nous nous sommes trompés, qu'il y a eu erreur? On l'a fait deux jours et demi plus tard. Mais moi, je me suis excusé en ondes le soir même, je l'ai fait de mon propre chef, deux fois plutôt qu'une.

Q Lors des dernières élections fédérales, vous avez repris le «rigueur, rigueur, rigueur» que vous avait lancé Pierre Bruneau quand vous aviez annoncé la défaite de Jean Charest. Ça vous est resté en travers de la gorge?

R Ils avaient triomphé après l'histoire de Charest, j'ai trouvé ça assez bas de leur part, mais bon, c'est comme ça. Le matin des dernières élections fédérales, j'étais à l'émission de Christiane Charette où Jean-François Lisée a rappelé que dans les années 80, TVA s'était mis à élire des candidats du Parti communiste... Je ne veux pas entrer là-dedans, c'est de la mauvaise poutine. Je trouve qu'on ne juge pas les émissions d'information au contenu, mais selon des critères qui sont vraiment très secondaires. Si on doit faire des comparaisons, qu'on le fasse, mais qu'on fasse des critiques de contenu. Il y en a très peu qui font ça, très très peu. Alors c'est lié aux cotes d'écoute, à la couleur de la cravate, c'est lié à des choses qui n'ont rien à voir avec le sens qu'on essaie de donner aux événements dont on parle. C'est de plus en plus artificiel, de plus en plus mince et je ne suis pas certain qu'on vise la bonne cible.

Q À votre retour en 2004, l'information continue était très présente à la télé québécoise. Ça a changé votre métier?

R Comme instrument de collecte, c'est extraordinaire. Mais ce qui importe, c'est qu'il y ait des rendez-vous, tu ne t'installes pas devant une chaîne d'information continue du matin au soir, tu vas te cogner la tête contre les murs. Il faut aller plus loin que la manchette de cinq secondes.

Q Avez-vous vu Isabelle Maréchal à Tout le monde en parle affirmer que tout le monde sait pour qui vote Bernard Derome?

R Je ne l'ai pas vue, mais on m'en a parlé.

Q C'est Chantal Hébert qui l'a confrontée...

R Je le sais. J'ai appelé Chantal le lendemain pour la remercier d'être venue à la défense du métier, de moi évidemment, mais aussi du métier. Je ne suis pas certain que Radio-Canada aurait dû présenter ça. Est-ce qu'il n'y a pas quelqu'un à Radio-Canada qui aurait pu dire: woooo! c'est un peu fort?

Q Vous vous êtes toujours gardé de laisser paraître quelque sympathie que ce soit envers un parti ou un candidat?

R Aucune sympathie. Quand t'annonces que tel parti va former le gouvernement, tu dois être neutre, mais tu peux bien avoir un sourire parce que tu décris des gens qui triomphent.

Q Vous avez déjà dit que tous les partis politiques vous avaient courtisé, sauf le Crédit social.

R Et l'ADQ maintenant.

Q C'est peut-être l'occasion, ils se cherchent un chef?

R Oui, c'est ça (rires).

Q Votre contrat à Radio-Canada se termine fin juin, début juillet. À part Les années Derome (titre provisoire d'une série de quatre demi-heures prévue pour le printemps 2009), avez-vous d'autres projets?

R On va voir. Pour l'instant, comme dit Pauline (Marois), j'ai encore la fougue, je veux encore faire du journalisme, j'aimerais continuer à aller sur le terrain, j'ai envie de ça. Est-ce que je veux faire du document, travailler avec des jeunes, des étudiants, faire des séminaires? Ça va être un rythme différent, je ne pense pas que ça se fasse sur une base quotidienne. Évidemment, j'ai passé ma vie à Radio-Canada, c'est pas peu dire, ça va faire 44 ans au mois de mai que je suis à Radio-Canada!

Q Vous disiez cette semaine à Anne-Marie Dussault que vous êtes émotif même si ça ne paraît pas.

R Les émotions, la spontanéité, faut les contrôler. Mais attention, les contrôler, c'est pas les calculer, c'est pas une recette. La télévision, c'est le miroir de l'âme, donc il faut faire attention aux débordements. Les émotions, c'est pas nécessairement du caramel, c'est pas le coup de la larme.

Q Pour souligner vos 25 ans à la barre du Téléjournal, en 1996, Radio-Canada a diffusé le documentaire Ici Bernard Derome que vous trouviez démesuré. Jeudi, à 22h30, on diffusera plutôt une entrevue d'une heure déjà enregistrée avec Michel Désautels. Vous préférez cette façon de faire?

R Oui, oui. Je leur ai dit: je ne veux rien, ne faites rien. Moi, ce qui m'importe, c'est dire un petit mot à la fin, simplement, c'est tout. On m'a dit: Écoute, tu le mérites, c'est ci, c'est ça. Je ne suis pas comme ça, même si ça me fait plaisir...

Q Ce n'est pas de la fausse modestie?

R Vraiment pas. Ce sont des choses qui m'intimident. J'ai reçu des honneurs, j'ai reçu tous les ordres possibles, Canada, Québec, La Pléiade, le prix de l'Académie du cinéma... Oui ça me fait plaisir, mais il y a un caractère privé chez moi que je tiens à conserver. J'ai du plaisir à échanger avec les gens, je suis très à l'aise avec ça. Mais autrement, les hommages, que voulez-vous que je vous dise, j'ai eu bien de la chance.

Q Qu'est-ce que vous laissez comme héritage?

R J'espère que j'ai laissé une façon authentique de faire les choses, sans jouer. J'ai pu faire des compromis, mais pas de compromission. Ça, c'est important. Et aussi, je pense, une espèce de rigueur, il y a des choses qu'on ne doit pas passer parce que la qualité n'est pas bonne. Et pour certains sujets, il y a des limites. Moi, je ne suis pas très faits divers. Une série de meurtres à Toronto, je pense qu'il faut se pencher là-dessus, mais les faits divers à la pièce, sûrement pas, ce n'est pas la mission du Téléjournal. Évidemment, ce sont nos choix. (pause) J'ai toujours résisté aux bonbons, trop de bonbons, ça donne mal au coeur. Alors je ne pense pas qu'il faille être trop, trop... faut pas être pute.

Q Quelle importance accordez-vous aux cotes d'écoute?

R J'ai toujours résisté à ça, je me serai battu pour dire Radio-Canada, c'est Radio-Canada, et TVA fait ce que TVA veut faire, ce qu'ils doivent faire. Ils font des choses qu'on ne fait pas, et nous, on fait des choses qu'ils ne font pas.

Q Comment voyez-vous les chambardements en information?

R On ne fait pas de laboratoire en télé, j'ai appris ça. Quand tu arrives avec quelque chose de nouveau, il faut t'assurer que c'est le plus au point possible. Tu peux améliorer, mais la première impression reste. S'il y a quelque chose de gros qui cloche au départ, t'es fait, c'est foutu.

Q Le mot retraite ne fait toujours pas partie de votre vocabulaire?

R C'est certain que j'ai investi pas mal dans ce travail-là. Beaucoup, beaucoup, beaucoup. Même pour ces élections-ci, j'y ai mis la même énergie. Depuis la première semaine de septembre, je n'ai pas eu beaucoup de week-ends. Je ne m'en plains pas, ça vient avec le travail... Mais je ne prends pas ma retraite. Pas du tout. Je veux encore contribuer, tant mieux si je peux rendre service d'une façon ou d'une autre.