Dans la pièce The Angel and the Sparrow, présentée en ce moment au Centre Segal, l'actrice noire Lucinda Davis incarne plusieurs personnages, dont la meilleure amie d'Édith Piaf, Simone Berteaut, dite «Momone», qui était blanche. Pour la directrice artistique et générale du théâtre anglo-montréalais, Lisa Rubin, c'est tout à fait naturel. Parce que nous sommes en 2018.

«Je crois que dans le milieu anglophone, ça fait longtemps que nous ne nous posons plus ce genre de questions. Nous voulons de la diversité sur nos scènes. Même si le personnage devrait être ceci ou cela, nous choisirons peut-être de faire autrement», dit-elle.

«Nous cherchions une personne qui allait interpréter plusieurs personnages. Nous avons auditionné de nombreuses personnes et elle [Lucinda Davis] a apporté tellement de surprises, de comédie et de subtilités dans son audition qu'elle a obtenu le rôle».

La comédienne québécoise a également foulé les planches du théâtre Centaur à plusieurs reprises. «C'est un génie. C'est vraiment ce genre d'actrice qui peut tout, tout jouer. Elle a une présence phénoménale sur scène», dit Eda Holmes, directrice de cette institution théâtrale anglo-montréalaise.

Bilingue, la comédienne joue régulièrement sur les planches des théâtres anglophones de Montréal depuis une décennie, mais elle ne travaille pas en français. «On me dit que mon accent est trop anglophone», dit Lucinda Davis, qui a grandi en regardant Passe-Partout.

«Au début, on m'engageait [dans les théâtres anglo-montréalais] pour jouer des rôles qui demandaient spécifiquement une actrice noire. Ce qui m'a permis de me faire voir et de me distinguer comme actrice», explique Lucinda Davis.

«Après quelque temps, j'ai remarqué qu'on ne me choisissait plus à cause de la couleur de ma peau; ils me choisissent parce qu'ils veulent travailler avec moi.»

Les trois femmes sont favorables aux mesures incitatives des trois organismes subventionnaires (Conseil des arts du Canada, Conseil des arts et des lettres du Québec, Conseil des arts de Montréal), même si elles considèrent que les théâtres anglophones reflètent bien la diversité culturelle depuis quelques années déjà.

«Bien sûr, ce sont de bonnes nouvelles, explique Eda Holmes. Ça fait plus de 10 ans que nous avons ce genre de conversations dans les théâtres anglophones au Canada. Alors, bon, je trouve qu'ils [les conseils des arts] sont un peu en retard. Mais oui, pour ceux dont ce n'est pas encore le cas, ce genre d'action est nécessaire pour commencer. Parce que c'est plus facile de continuer de travailler avec les gens que tu connais. Ce genre d'initiative oblige à s'ouvrir.»

Familles théâtrales

Mustapha Aramis n'avait jamais été engagé par des théâtres institutionnels avant la mise en place des mesures prises par les conseils des arts. L'hiver dernier, le diplômé du Conservatoire d'art dramatique de Québec a joué dans Une bête sur la lune au théâtre La Bordée, à Québec, et il jouera dans deux autres créations l'automne prochain.

«Mon Dieu, c'est vrai! Si on regarde ça, Une bête sur la lune, ç'a été ma première fois. Je ne veux pas dire qu'il y a corrélation, mais c'est vrai que je joue beaucoup plus maintenant», dit le jeune acteur d'origine algérienne.

«Ce qui m'attriste dans tout ça, c'est que ça amène des discussions sur le talent. Les gens veulent être engagés parce qu'ils sont talentueux, pas à cause de leur origine ou de leur genre.» 

Le comédien croit par contre que les mesures incitatives sont peut-être la seule solution pour faire évoluer la situation. «J'ai participé à des rencontres organisées par l'Union des artistes quant à la représentation ethnique à la télévision et au théâtre. Je venais de sortir de l'école de théâtre et je voulais comprendre ce que les autres vivaient dans le métier. J'y ai réalisé que les incitatifs financiers ou autres, même si nous voulions les éviter, sont probablement les seules solutions», ajoute Mustapha Aramis.

Dans la saison 2017-2018, Manuel Tadros a joué au Rideau Vert dans La mort d'un commis voyageur et à La Licorne dans Comment je suis devenu musulman. Il sera du spectacle d'ouverture de la prochaine saison de Duceppe, Oslo.

Photo Olivier Jean, archives La Presse

Le comédien Mustapha Aramis

Même si les rôles ne sont pas rares pour lui, le comédien d'expérience constate que la diversité culturelle n'est pas bien reflétée sur les scènes des théâtres francophones. «La plupart des metteurs en scène qui sont ancrés depuis longtemps dans le milieu, ils ont leur petite gang. Tel metteur en scène va souvent prendre tel ou tel acteur. Lorsqu'ils s'assoient pour faire leur casting, il faudrait qu'ils sortent un peu de leur zone de confort. Et il n'y a pas beaucoup de monde qui fait ça, je trouve», souligne-t-il.

Manuel Tadros aimerait que les choses changent naturellement, que l'ouverture se fasse sans «mesures incitatives». «Tu engages un musulman, tu as un point. Tu engages un Haïtien, tu as un point. Excusez-moi, mais ça ressemble à une blague», ajoute l'acteur d'origine égyptienne.

Jean-Simon Traversy, un des deux nouveaux codirecteurs artistiques chez Duceppe, lui donne raison quant aux «familles créatives». 

«Souvent, les réflexes que nous avons quand nous couchons des noms d'acteurs, c'est de penser à nos amis. Et souvent, nous nous apercevons que ce sont juste des acteurs blancs.»

Il est bien conscient qu'il est plus que temps que les choses évoluent. La première saison qu'il cosigne avec David Laurin chez Duceppe, celle de 2018-2019, reflète déjà une plus grande diversité. Et ce n'est qu'un début, puisque le théâtre va ouvrir des auditions pour notamment découvrir des acteurs issus de la diversité culturelle.

Le théâtre voisin de Duceppe, le Théâtre du Nouveau Monde, a annoncé hier la création d'un atelier où une vingtaine d'artistes de la diversité culturelle rencontreront une douzaine de metteurs en scène.

Refléter la société québécoise semble un réel désir des théâtres. «Notre désir est que ça devienne un acquis, que ça coule de source», conclut Jean-Simon Traversy.

Photo Bernard Brault, Archives La Presse

La distribution de Comment je suis devenu musulman: Manuel Tadros, Nabila Ben Youssef, Sounia Balha, Benoît Drouin-Germain, Marie Michaud et Michel Laperrière