L'adaptation au théâtre par Geneviève Pettersen de son premier roman, La déesse des mouches à feu, sera présentée du 5 au 30 mars au Théâtre de Quat'Sous, dans une mise en scène d'Alix Dufresne et de Patrice Dubois. Onze comédiennes non professionnelles de 14 à 18 ans incarnent autant de nuances de Catherine, 14 ans, qui découvre la drogue, le sexe et Christiane F.

Tu as travaillé pendant plusieurs mois avec des adolescentes. Est-ce que leurs préoccupations sont les mêmes que les tiennes, au milieu des années 90, l'époque où est campé ton roman ?

J'ai constaté que ce n'était pas très différent. On parle des premières fois, de tout ce qui appartient aux angoisses liées au fait de se définir par rapport à l'autre, tout en se distinguant...

Être unique, mais se fondre dans le groupe...

C'est un paradoxe de l'adolescence : tu veux te démarquer, mais être semblable. Tes amies ont les mêmes jeans, le même makeup, les mêmes cheveux. Ce qui est drôle, c'est que les comédiennes ont recréé cette dynamique à l'intérieur de la pièce. Elles ont formé un groupe d'adolescentes qui parlent et s'habillent pareil. On avait un laboratoire devant nous. La plus grande différence entre elles et moi quand j'étais adolescente, c'est leur recul. Elles ont accès à beaucoup plus d'informations, ne serait-ce que parce qu'elles ont accès à internet. Elles ont beaucoup d'autocritique et beaucoup plus d'empathie que le personnage de Catherine. Elles sont plus ouvertes au discours de l'autre et à ce qui est différent. Que l'une ou l'autre soit « queer », tout le monde s'en sacre !

C'est la nouvelle norme de ne plus être contraint par ces balises-là.

Artistiquement, c'était très stimulant. J'ai travaillé le texte à partir de ce que les filles me disaient. Pendant quatre ou cinq mois, on les a écoutées sur les grands thèmes du roman : le divorce des parents, la drogue, le sexe, les partys. On leur a demandé : « C'est quoi pour vous ? » Il y a 11 actrices, 11 scènes et 11 nuances de Catherine pour chaque fille.

Il y en a plusieurs qui disent...

« Ils disent » ! (rires)

« D'aucuns prétendent »... que l'adolescence est aujourd'hui décalée et que ce qui se vivait autrefois à 14 ans se vit maintenant à 18 ans. Les ados restent plus longtemps chez leurs parents, ils ont des relations sexuelles plus tard...

Ils ont moins besoin de s'affranchir ? Ce n'est pas ce dont j'ai été témoin pendant le processus de création... Mais il faut faire attention. Je vais faire une parenthèse. C'est sûr que les 11 filles qu'on a choisies viennent de milieux assez privilégiés. Elles font du théâtre à l'école Robert-Gravel (sur le Plateau Mont-Royal), plusieurs de leurs parents sont eux-mêmes artistes. Ce ne sont pas des jeunes filles de Dolbeau ou de Saint-Hyacinthe. Ce n'est pas un échantillonnage juste de la société québécoise. Il y a beaucoup de diversité parmi elles, mais on parle d'une position privilégiée. Ce que j'ai constaté, c'est que, comme à mon époque, c'est différent pour chacune. Il y a des filles plus précoces que d'autres. C'est assez fou de constater la transformation qui s'opère dans la vie d'une adolescente en un an. C'est d'ailleurs l'essence de mon roman. Ce qui m'a surtout frappée, c'est qu'elles sont au courant de beaucoup de concepts que j'ignorais à leur âge.

En 1996, on ne pouvait pas googler...

On ne pouvait pas googler « porn » ! C'est drôle, leur rapport à la porno. Elles n'aiment pas ça, en fait.

On s'imagine pourtant que la sexualité des ados d'aujourd'hui va être complètement teintée par cet accès à la pornographie.

Notre idée de l'hypersexualisation des jeunes filles, c'est un peu comme le BS qui retire huit chèques : c'est un peu un mythe. Il n'y en a pas tant que ça. La mode en ce moment - pour ces filles-là, je le précise encore une fois - , c'est le « pas de genre ». Le no gender. Elles ont les cheveux courts ou des tuques et s'habillent avec des chandails larges et de grands t-shirts du Village des valeurs.

Tu dis que ce ne sont pas des filles de Dolbeau ou de Saint-Hyacinthe. Dans quelle mesure ton récit, campé à Chicoutimi, témoigne-t-il de la réalité des jeunes des régions ? Ton roman me rappelait quand on sortait dans des bars à 14 ans avec mes cousins en Gaspésie. On ne faisait pas ça dans ma banlieue montréalaise.

Le livre a trouvé une résonance un peu partout, au Canada anglais et même ailleurs. C'est sûr que la question du territoire est centrale pour moi. Mais parce que les thèmes sont universels, parce qu'on a tous été adolescents, même si on n'a pas vécu exactement la même chose, on peut se reconnaître. La volonté de s'affranchir, de vivre des choses cachées des adultes, ce ne sont pas des thèmes propres à la région. Il y a dans mon roman l'idée de l'enfermement, pas seulement du territoire, mais de la parole. La raison principale de ce projet théâtral, c'est que je voulais donner la parole à des femmes, notamment à de jeunes femmes. On ne nous écoute pas quand on est une femme. On a d'emblée une crédibilité jugée moindre. Mais ces filles-là ont besoin d'avoir une parole libre, qu'on les écoute, qu'il y ait un lieu où leur parole décomplexée puisse se déployer. Et on a besoin d'entendre cette parole-là, même si elle crée chez nous des malaises. La pièce, c'est vraiment la capture de ce moment où il y a une tension entre l'enfant et l'adolescent et où le venin pénètre dans la fleur. Comme adultes, ça nous met mal à l'aise de voir ça.

On a très peur des conséquences de ces bouleversements de l'adolescence...

On ne veut pas le savoir ! Alors on fait taire les filles. Leur parole est contrainte, enfermée, orientée, façonnée depuis toujours. J'avais envie qu'elles s'emparent de leur parole sur scène et qu'elles nous l'envoient en pleine face. J'espère que les gens vont sortir de là en se demandant pourquoi ils sont mal à l'aise d'entendre ça. C'est pour cette raison que, bien humblement, j'essaie de faire de l'art. Pour essayer de comprendre ces malaises-là. Cela dit, ce n'est pas une pièce pour choquer.

C'était aussi la force du roman de ne pas choquer pour choquer. Catherine est une fille plus que délurée, qui a un côté trash, mais ce qu'elle vit à l'adolescence est ancré dans une réalité que l'on a tous connue à divers degrés. Il y a une vérité dans ce récit.

On raconte quelque chose de vrai. Ce n'est pas moralisateur. Ce n'est pas fait pour mettre en garde contre les effets néfastes de la drogue ! Mais la pièce peut être un point de départ pour une discussion entre un parent et son enfant. Cela dit, ce n'est pas ce qui a choqué le plus dans mon roman. Elle prend beaucoup de drogue, mais c'est le sexe qui a choqué.

J'ai l'impression que les ados d'aujourd'hui se parlent plus sur FaceTime que face à face...

Ils se regroupent différemment, mais ils sont en constante communication. On a parlé des relations de couple avec les comédiennes. Elles sont plus dans l'exploration que je l'étais. Dans ma tête, quand j'avais 14 ou 15 ans, je voulais un chum et sortir avec lui longtemps. Elles veulent plusieurs chums, et pas pour longtemps ! Elles sont moins dans le judéo-christianisme. Elles ne veulent pas reproduire un modèle. D'ailleurs, elles viennent pour la plupart de familles éclatées. Quand on a parlé du divorce, je pensais que ce serait très lourd, mais pas du tout. Ce n'est pas perçu comme un traumatisme pour elles. Mais il y avait d'autres sujets plus sensibles, notamment les questions d'orientation sexuelle et de genre. Pendant les répétitions, c'était comme être chez Janette Bertrand !

Comme mère de jeunes enfants, est-ce que ça t'a rassurée ou angoissée d'entendre tout ça ?

Il a fallu que j'enlève mon chapeau de mère au théâtre - même si j'haïs cette expression ! Je ne pouvais pas aborder ces thèmes et ces filles-là avec ma persona de mère. Parce que ça m'aurait fait paniquer. Je ne voulais pas être dans ce rapport-là avec elles. Je me suis rendu compte que nos enfants nous cachent beaucoup de choses. Mais je ne suis pas inquiète de ce que j'ai vu et entendu. Ce qui m'inquiète le plus, c'est la tendance de la société à vouloir les faire taire. Je trouve triste qu'à un si jeune âge, elles soient déjà conscientes que la parole des femmes dérange, notamment lorsqu'il s'agit d'exprimer son opinion ou de parler de sa sexualité. Mais elles ne se laissent pas faire. Elles sont dans la culture de la contestation et de la revendication : « À bas le sexisme ! »

Parlant de déranger en exprimant son opinion, ça me fait penser...

À mon chum [l'écrivain Samuel Archibald] ?

Oui. J'ai trouvé que sa lettre [publiée dans La Presse dimanche] était une parfaite illustration du pouvoir des mots. Ce n'était pas seulement une sortie médiatique de Samuel Archibald sur le mépris d'un assureur pour la dépression. Il a exprimé ce qu'il avait à dire, dans un récit poignant, avec des mots choisis. J'ai trouvé ça courageux, émouvant et percutant.

Il s'est battu avec ses armes. Je crois qu'il a eu l'impression de reprendre le contrôle sur une situation sur laquelle il n'avait plus le contrôle. Mais au-delà du geste égoïste de prendre la parole et de dire « Je, me, moi : voici mon histoire », il y avait un réel désir que l'on réfléchisse collectivement à ce qu'est la dépression, en brisant un tabou. Il y a beaucoup d'hypocrisie à ce sujet dans notre société.