L'immense metteur en scène Peter Brook est toujours actif à 91 ans. Alors que la Place des Arts présente, dès la semaine prochaine, Battlefield, une pièce adaptée d'un poème épique millénaire, La Presse l'a joint chez lui à Paris. Entretien avec un artiste sage et remarquable.

Trente ans après son mémorable Mahabharata, créé au Festival d'Avignon, Peter Brook replonge dans la mythologie hindoue avec Battlefield, son adaptation d'un fragment de «ce chef-d'oeuvre de l'humanité», écrit il y a plus de 2000 ans. Parce que rien ne change, mais tout se crée. À ses yeux, le monde actuel a des allures de gros champ de bataille où se déroule une guerre fratricide aussi vieille que la rivalité entre Abel et Caïn.

Depuis ses débuts à Londres, en 1945, Peter Brook est un chercheur d'art au long parcours. Metteur en scène, écrivain, réalisateur - un survol de son CV nous indique une centaine de mises en scène au théâtre et à l'opéra, 15 films, 10 livres, sans oublier la fondation d'un sanctuaire du théâtre parisien: les Bouffes-du-Nord. 

En 1970, lorsque le (déjà) admiré metteur en scène londonien s'installe à Paris, à l'invitation de Jean-Louis Barrault, il fonde le Centre international de recherche et création théâtrale. Une troupe qui réunissait des interprètes de tous les horizons et de diverses cultures: Américains, Européens, Japonais, Iraniens, Indiens... 

«J'ai toujours voulu casser les barrières entre les races, les peuples, les frontières. Je trouvais qu'avec sa langue, sa culture, chaque interprète apportait quelque chose d'enrichissant à mon travail.»

«Dans la vingtaine, j'ai voyagé en Inde, poursuit Brook. Je trouvais le comportement de mes compatriotes totalement absurde ! Ils refusaient de s'ouvrir aux autres. Les colons anglais avec leurs femmes réprimandaient leurs domestiques parce ce qu'ils ne savaient pas cuisiner à l'anglaise. Une honte!»

Mon pays, c'est une île

Peter Brook se souvient qu'à l'époque, Paris était «une plaque tournante, un aimant» qui attirait des artistes de partout dans le monde. «Paris n'était pas chauviniste, comparativement à l'Angleterre où régnait encore une mentalité insulaire. Le fait d'habiter une île a toujours été la force et la faiblesse de la Grande-Bretagne. Dans les années 50, les Anglais ne parlaient pas de l'Europe, mais du continent. Tout ce qui était de l'autre côté de la Manche, c'était LE continent. Et il fallait s'en méfier. Et c'est revenu dans l'air du temps, avec le Brexit.»

Peter Brook n'est pas surpris que l'Angleterre se referme sur elle-même. À ses yeux, le Brexit, c'est la loi du balancier. À près de 92 ans (il fêtera son anniversaire le 21 mars), Brook pourrait bien s'indigner, critiquer le retour de la droite en Europe, se désoler pour la suite du monde... Or M. Brook préfère la sagesse: «Dans la vie, il faut accepter que les choses n'évoluent pas toujours dans le sens qu'on aimerait. La réalité sociale n'est jamais statique; elle bouge constamment.»

Selon lui, l'activité humaine commence avec un âge d'or. Au début de la vie, tous les espoirs sont permis, tout est possible. «Inévitablement, tout ce qui monte doit redescendre, dit-il. C'est la loi de la gravité.»

- À vos yeux, le monde occidental est en déclin? «Et comment! Ce n'est pas un point de vue: il suffit de regarder autour de soi, à tout moment, pour le constater. Notre rôle au théâtre, c'est de reconnaître cette réalité. Chaque jour, au lieu de passer son temps à se plaindre du courant dominant, il faut être sensible au mouvement du courant, à sa force. Puis, décider d'aller à contre-courant.»

Secouer la tradition

Dans sa longue et fructueuse carrière, Peter Brook a souvent nagé à contre-courant de la tradition artistique de ses contemporains. En 1945, à 20 ans, il met en scène Shakespeare à Stratford, en secouant le vieil édifice shakespearien, enfoui sous des siècles de poussière. «Quand j'ai commencé à faire des mises en scène à l'opéra ou avec Shakespeare, la tradition avait figé notre art. Avec d'autres artistes de ma génération, on a bousculé les formes. Et aujourd'hui, l'opéra comme le répertoire de Shakespeare ne sont plus figés dans le temps. Au contraire, c'est une zone libre où un jeune metteur en scène peut tout faire.»

Comme le courant du fleuve, la source de la vie se renouvelle à chaque instant. Et en art, Peter Brook estime que le créateur doit s'inscrire dans ce mouvement perpétuel. 

«Il faut se remettre en question et ne pas se contenter de répéter les choses qui ont déjà été faites. On me demande parfois si j'ai une méthode pour diriger ? Mais non, je n'en ai aucune, car une méthode, c'est figé.»

Selon lui, il faut être à l'écoute et à la recherche, douter, peser le pour et le contre, puis y aller. «Il n'y a rien de plus prétentieux qu'un artiste qui affirme: "Je fais confiance à mon intuition, je suis mon instinct."»

Jean Vilar disait que «le théâtre est aussi essentiel que le pain et le vin». Or, Brook s'est amplement nourri de l'art de Shakespeare. Mais n'allez pas lui demander de jouer au prophète et prédire le futur... «Mon avis sur l'avenir du théâtre, ça n'a aucune importance. Le théâtre doit être dans le présent, ne pas imiter les formes anciennes, pour mieux se réinventer. Il va se renouveler après moi.»

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Battlefield, du 22 au 25 mars, à la Cinquième Salle de la Place des Arts.

Peter Brook au fil du temps

1949: Les Noces de Figaro de Mozart (opéra au Covent Garden Londres)

1956: La chatte sur un toit brûlant, la première pièce française avec Jeanne Moreau (au Théâtre Antoine à Paris) 

1976: Rencontres avec des hommes remarquables (long métrage au cinéma)

1977: L'espace vide. Dans cet essai sur la mise en scène, Peter Brook écrit: «Je peux prendre n'importe quel espace vide et l'appeler une scène. Quelqu'un traverse cet espace vide pendant que quelqu'un d'autre l'observe, et c'est suffisant pour que l'acte théâtral soit amorcé.»

1981: La Cerisaie de Tchekhov (créée aux Bouffes-du-Nord, reprise à New York en 1988)

1985: Le Mahabharata (une pièce de neuf heures au Festival d'Avignon)

1995: Oh! les beaux jours de Beckett, avec Natasha Parry, sa femme morte en 2015