«On est satisfaits, on ne souffre pas assez, tout ce qui se passe n'atteint pas notre confort. Je suis là-dedans aussi: mes bottines ne suivent pas mes babines, je ne fais pas le 1/27e de ce que devrais faire!»

Assis dans le chic café (avant l'ouverture) du TNM, Christian Bégin - le dramaturge - ne mâche pas ses mots sur la résignation ambiante devant plusieurs travers de la société.

Le fossé grandissant entre riches et pauvres, le gouvernement qui fait passer son bien-être avant celui des citoyens, les réseaux sociaux qui jouent à l'Inquisition, la culture du «je», les médias de masse qui glorifient l'opinion, la mort de l'empathie: tout y passe.

Et la journée vient à peine de commencer.

Heureusement, il y a le théâtre, qui permet à ce membre en règle des Éternels pigistes de se défouler un peu.

Une manière de faire sa part, avance-t-il avec une humilité désarmante, minimisant aussitôt la portée de son travail. «Je n'ai pas la prétention de réveiller qui que ce soit. Le théâtre est un miroir du monde, un état des lieux», illustre Bégin, qui qualifie son écriture de «théâtre-réalité».

Le dernier mot des Éternels?

C'est ce qu'il s'apprête à faire sur les planches du TNM avec sa pièce Pourquoi tu pleures...?, nouvelle (et ultime?) création des Éternels pigistes, qui célèbre ses 20 ans cette année.

Le collectif, composé de Pier Paquette, Isabelle Vincent, Marie Charlebois et Christian Bégin, a été amputé de Patrice Coquereau qui est parti récemment.

Des compagnons qui travaillent ensemble depuis l'époque de l'École nationale de théâtre, et qui ont réussi l'exploit d'autofinancer plusieurs créations et de les promener dans toute la province. Une situation devenue trop périlleuse pour la troupe vieillissante.

«Je pense que cette pièce-là sera la dernière des Éternels. C'est la première fois qu'on est produits, on a l'infrastructure et on est bien payés. Je trouve que ça se termine bien.»

Il faut dire que la précédente création du collectif au titre prophétique (La mort des Éternels) avait essuyé des critiques plutôt acerbes.

«On ne s'était pas versé de salaire pendant 24 soirs. On est tous dans la cinquantaine, on n'a plus l'élan de faire le grand chemin, de demander des subventions», explique Bégin, qui est d'avis que ses comparses et lui amorceront sans doute une longue réflexion sur leur avenir.

«Je ne tiens rien pour acquis. Je n'ai rien après ça [la pièce]. Si je finis Curieux Bégin  [émission qu'il anime à Télé-Québec depuis 2007], j'ai fuck all!», confie celui qui évoque le chemin parcouru avec un mélange de fierté et d'amertume. «C'est triste de constater qu'une compagnie qui existe depuis 20 ans n'arrive pas à être soutenue», souligne Bégin.

Une famille à notre image

Si Curieux Bégin lui permet d'afficher son côté givré d'hédoniste qui enfile les verres de vino, le théâtre l'aide à expurger des pans plus sombres de sa personnalité.

C'est d'ailleurs cette facette qui a donné vie aux personnages de la pièce tragicomique qui prendra l'affiche le 15 novembre.

On y fera la connaissance des Bérubé, une famille dysfonctionnelle déguisée en famille normale qui s'entredéchire au sujet de l'héritage d'un patriarche.

Écorchant notre société à travers des personnages archétypaux, l'auteur brosse un portrait déprimant comme la pluie, où la mort de l'espoir est incarnée par les quatre enfants Bérubé, une bande de quinquagénaires désabusés sans enfants.

Pour Bégin, il s'agit de sa pièce la plus dure, vitriolique, où le rire est présent, mais souvent jaune. 

«On est au courant qu'on se fait passer tous les sapins du monde présentement, mais on ne fait rien avec ce qu'on sait. On est satisfaits, il y a une sorte d'abdication. On vit dans un système où on ouvre la porte à toutes les détestations.»

Les personnages, presque tous fourbes, sont des métaphores de cette laideur ambiante. À commencer par le père Yvon Bérubé (Pierre Curzi), un monstre déguisé en «bon père de famille», qui continue à tirer les ficelles, même mort.

Sa femme Colette (Sophie Clément), cloîtrée dans le silence et désireuse de sauver les apparences, lui survit.

Le rôle avait d'abord été écrit pour la regrettée Rita Lafontaine. «Quand on a pris la photo de l'affiche, elle n'était pas là parce qu'elle était malade, c'était prémonitoire», souligne Bégin.

Quant aux enfants, aucun ne symbolise la réussite, que ce soit l'aîné Roger (Pier Paquette), homosexuel refoulé; France (Isabelle Vincent), avocate qui défend des criminels et refuse de vieillir ou Manon (Marie Charlebois), mince espoir de stabilité, qui se drape dans la vertu.

Mais le pire de la bande est incontestablement Guillaume (Christian Bégin), l'incarnation du père - voire du mal - aux prises avec des démons qui ont pourri sa vie. «C'est une fable, ça ne se veut pas réaliste. Mais à travers cette famille, j'essaie d'exprimer où nous en sommes», explique l'auteur et comédien, qui souhaite susciter des réflexions. 

«Comment ça se fait que je continue à vivre normalement en sachant ce qui se passe? On est plus conscientisés, alors pourquoi on n'est pas en train de faire la révolution?», s'interroge le comédien, qui s'estime aussi passif que tout le monde.

En attendant la révolution, engueulades et malaises sont au menu dans cette grosse brassée de linge sale en famille.

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Au Théâtre du Nouveau Monde du 15 novembre au 10 décembre.

IMAGE FOURNIE PAR LE TNM

Les quatre membres actifs du collectif des Éternels pigistes apparaissent sur l'affiche de Pourquoi tu pleures...?: Marie Charlebois, Pier Paquette, Isabelle Vincent et Christian Bégin.