La culture du viol n'est pas qu'une expression à la mode, c'est une réalité depuis que le monde est monde. C'est la culture de la domination masculine, celle qui gagne les guerres, qui prend pays, territoire et, donc, femmes. C'est le sujet de la pièce Une femme à Berlin, d'après le livre de Marta Hillers, une Allemande qui a vécu les atrocités commises par l'armée russe à Berlin en 1945. Brigitte Haentjens y dirige notamment Sophie Desmarais.

Quelle est la genèse du projet ?

Brigitte Haentjens : J'ai commencé à lire le livre avec Sophie Desmarais il y a trois ans. Avant de demander l'adaptation à Jean Marc Dalpé, j'avais décidé que ce serait un quatuor de voix qui reprendrait celle de Marta Hillers. Ça s'est imposé. La voix principale au présent est celle qu'incarne Sophie. Le texte est construit comme une partition musicale dans le fond. Les quatre voix donnent beaucoup de rythme au récit.

Sophie Desmarais : On est toujours ensemble sur scène. On ne forme qu'un même corps. C'est un travail organique, très tissé serré. Ça ajoute beaucoup de force au récit, qui est celui d'une femme, mais il y en a tellement qui ont vécu cela.

C'est donc l'histoire d'une survie ?

SD : Oui, mais pas qu'allemande. Ce n'est pas un cas isolé. Il y a une dimension universelle. Ce n'est pas une chronique de guerre figée dans le temps. 

BH : La mise en scène n'est pas naturaliste. On essaie d'avoir un jeu super épuré. Tout est incarné dans le corps.

SD : C'est le travail de théâtre où je me sens le plus responsable de porter la parole sans penser à ma propre performance. On est responsables de faire entendre cette parole-là.

Une responsabilité face à l'histoire, aux femmes ?

BH : C'est émouvant de porter cette parole-là. J'en suis fière. Ce n'est pas de faire passer les femmes pour des victimes. Je suis fière de porter la parole de courage d'une femme qui affronte la vie.

SD : C'est une femme moderne qui dit des choses incroyables pour son époque. C'est une journaliste cultivée qui parle plusieurs langues et qui a voyagé. 

Il y a des viols décrits assez crûment dans la pièce. C'est dur pour les actrices, non ?

BH : Il y a eu des moments où les interprètes étaient submergées par les mots.

SD : Ce qui est tellement touchant dans ce récit, c'est qu'il n'y a jamais de mélodrame. La douleur est décrite, mais le fait qu'elle est tournée vers l'action empêche la complaisance. C'est cru, parfois, mais ce n'est pas trash.

BH : Martha Hillers est très pudique quelque part. C'est ce qui est beau dans son écriture : elle n'est pas exhibitionniste.

Ce n'est pas notre époque, quoi !

BH : C'est ça. Elle parle avec lucidité, justesse, mais pudeur. Il n'y a aucun étalage.

SD : Elle aurait pu entrer dans l'horreur plus sensorielle, mais non. C'est une femme intelligente qui ne prend pas le lecteur pour un idiot. 

BH : Ces femmes font des farces pour oublier l'horreur et ce qu'elles savent qui les attend.

Et, malgré tout, surgit même une certaine forme de tendresse.

BH : Ça fait partie de l'ambiguïté de la survie. Elle n'a pas le choix de chercher un protecteur. Une sorte de relation se tisse avec un homme plus attentif et moins brutal que d'autres.

C'est troublant, ça.

BH : C'est malheureusement typique des relations de violence. Il se développe des relations de dépendance extrêmement ambiguës. On le sait qu'il y a des viols et des victimes, mais c'est trouble, les sentiments humains. Marta Hillers s'est mariée, mais elle n'a pas eu d'enfants.

Son mari revient de la guerre et apparaît brièvement à la fin, mais il ne comprend pas ce qu'a vécu Marta.

BH : Après 1 h 30 en compagnie des femmes, c'est quelque chose qu'il apparaisse. Ce qu'il impose, c'est la pire des violences. Certaines femmes violées par l'armée russe ont été tuées par leur mari qui ne supportait pas ça. La défaite allemande est celle de la virilité. 

C'est doublement cruel pour ces femmes qui ont été violées de rester incomprises par leur mari.

BH : C'est le cas de toutes les guerres.

SD : Et c'est l'idée du territoire. Le corps de la femme est le parallèle du territoire à conquérir. Ce sont des viols de masse. Ce n'est pas l'histoire d'un tordu dans une ruelle. Je me demande comment les hommes vont recevoir cette parole.

L'écriture n'est pas mesquine, même si l'auteure vit les pires moments de sa vie.

BH : Non, ce qui est beau, c'est qu'elle raconte les faits sans porter de jugement. Elle n'est pas moraliste. Je n'aime pas le théâtre qui fait la leçon.

À Espace Go du 25 octobre au 19 novembre ; au Centre national des arts, à Ottawa, du 30 novembre au 3 décembre