Le comédien Frédéric Pierre est en ce moment l'une des têtes d'affiche de la pièce Race de David Mamet, dans une mise en scène de Martine Beaulne chez Duceppe. À titre de membre du conseil d'administration de l'Union des artistes, il s'intéresse au manque de diversité ethnoculturelle à la télévision et au cinéma québécois. Discussion sur le blackface.

Marc Cassivi: Tu joues dans une pièce qui s'appelle Race alors que le débat sur le blackface se poursuit dans un dialogue de sourds au Québec, lié à une incompréhension de part et d'autre. J'avais envie de t'entendre là-dessus...

Frédéric Pierre: Hmmm. Où je me situe... Je n'ai pas signé la pétition des «Moustiques» [répliquant à une chronique controversée de Louis Morissette sur le blackface] parce qu'elle appelait à l'interdiction du blackface. Je suis un artiste. Interdire une pratique artistique, je suis contre.

Marc Cassivi: Je trouvais aussi que le discours des «Moustiques» manquait de nuances. En contrepartie, plusieurs disent que le blackface est un phénomène américain qui ne nous concerne pas. Je trouve ça un peu court... On n'a sans doute pas connu le blackface autant que les Américains; on n'a pas le même bagage historique - même s'il y a aussi eu des shows de minstrels chez nous -, mais on ne peut faire semblant que ça n'existe pas.

Frédéric Pierre: Il y a une référence historique. Ça a existé. Est-ce qu'on est vraiment rendus à se dire: «Ouais, mais ça n'a pas vraiment existé chez nous, parce que c'était des shows de tournée et ça ne nous regarde pas»? Je ne suis pas d'accord. Ce n'est pas la population noire du Québec qui s'oppose au blackface. C'est la population noire internationale qui s'y oppose, car ça nous ramène à un passé très précis et historique d'une pratique dégradante. On en a tellement parlé. Ça fait un an qu'on en parle. On ne pourra plus dire qu'on ne sait pas à quoi ça fait référence. On a dit ce que c'était et on dit que ça heurte. Maintenant, faites ce que vous voulez. On est libres. Ça résume ma pensée.

Marc Cassivi: On ne peut pas se conforter dans notre ignorance du blackface. C'était peut-être le cas il y a un an, mais plus maintenant. J'ai écrit l'an dernier qu'on était en quelque sorte une société distincte dans notre tolérance du blackface. Mais aux États-Unis, ce n'est pas non plus noir ou blanc - sans mauvais jeu de mots. À Saturday Night Live, qui est une troupe d'humoristes comme celle du Bye Bye, Darrell Hammond faisait jusqu'à récemment des imitations de Jesse Jackson en blackface. Et Fred Armisen, qui n'est pas noir, imitait Barack Obama. Je ne dis pas que ce n'est pas condamnable, mais ça se fait aussi ailleurs qu'au Québec.

Frédéric Pierre: Exact. C'est une pratique qui existe encore... (Soupir)

Marc Cassivi: Est-ce que ce débat t'exaspère?

Frédéric Pierre: Je suis un peu fatigué d'en entendre parler. Il y a une analogie qui me semble résumer la situation. T'es en couple, et ton chum ou ta blonde te dit: «Tu sais quand tu fais ça? Ça me fait de la peine.» T'as deux choix. Ou bien tu dis: «Je suis désolé. Je ne pensais pas que ça te faisait de la peine. Mais je t'entends et je vais voir ce que je peux faire.» Ou tu réponds: «Bon, bon, bon! Ça te fait de la peine!» et tu méprises, tu renies et tu nies la peine de l'autre. À mes yeux, c'est un peu ça, le débat du blackface. Est-ce si dur à entendre qu'une communauté dise: «On est tannés du blackface. Ça ne se fait plus vraiment»? Ça ne veut pas dire qu'on vous traite de racistes!

Marc Cassivi: Les choses évoluent. On ne dit plus «Esquimaux» parce que c'est un terme jugé péjoratif par les Inuits. Je crois à la liberté de création. C'est vrai qu'on ne fera plus rien si on ne veut heurter personne. Mais on peut faire des compromis, comme société...

Frédéric Pierre: J'ai de la difficulté à comprendre la résistance à abandonner cette pratique-là. Qu'est-ce qu'il y a de si exigeant à changer cette habitude? C'est là que le débat m'inquiète, par moments. Est-ce qu'on tient tant que ça à continuer à faire du blackface au Québec?

Marc Cassivi: En l'occurrence, c'est la résistance d'une troupe humoristique qui se demande pourquoi il est acceptable qu'un homme blanc imite une femme, mais pas un Noir. C'est une question légitime. On peut comprendre cette revendication-là.

Frédéric Pierre: Je comprends l'idée d'une troupe...

Marc Cassivi: Est-ce que c'est céder au politiquement correct que d'interdire le blackface en toutes circonstances? Est-ce que c'est la majorité qui est insensible, ou c'est la minorité qui est hypersensible? Ce sont des questions qui méritent d'être posées sans que l'on se traite, d'une part de racistes, de l'autre de moustiques. Moi aussi, je me méfie des interdictions. En même temps, je trouve que banaliser le blackface, c'est un manque de considération. Qui découle, selon moi, du point de vue sur la société d'une majorité dominante: l'homme blanc hétérosexuel qui perçoit tout à travers son prisme...

Frédéric Pierre: Exact. Je vois les vagues que ça provoque de seulement soulever le fait que le blackface nous heurte et je me dis qu'on est loin d'être prêts à parler du «white privilege» au Québec. Quand on va en parler, ça va être quoi, la réaction?

Marc Cassivi: Le débat du blackface est aussi lié, évidemment, au manque de diversité à l'écran. Ce n'est pas un caprice...

Frédéric Pierre: C'est drôle: on est prêts à prendre un acteur blanc et à le maquiller en noir au Bye Bye, mais pas à prendre un acteur noir pour jouer un Blanc.

Marc Cassivi: Je suis allé voir La vague parfaite [du Théâtre du futur] à Espace libre. Il y a une fille noire dans la troupe. À un moment donné, elle joue le rôle de la reine des Islandais en «whiteface». C'était très ironique!

Frédéric Pierre: (Rires) La diversité, c'est évidemment une question qui m'intéresse beaucoup. Même si je suis privilégié et que je n'ai jamais manqué de travail. Depuis un an, je siège au C.A. de l'Union des artistes. Il y a un comité sur la diversité culturelle à l'Union. Et il y a une grande table ronde en ce moment sur la question dans l'industrie télévisuelle et cinématographique. Les choses bougent. On cherche des solutions.

Marc Cassivi: Quand j'entends certains prétendre qu'il n'y a pas de problème de diversité au Québec parce qu'ils sont capables de nommer toutes les personnalités noires, arabes ou latinos à la télévision, je trouve ça tellement absurde. Si t'es capable de tous les nommer par leur prénom, c'est la preuve qu'il y a un problème!

Frédéric Pierre: Quand l'action d'une série se déroule dans un hôpital à Montréal, ce serait juste normal qu'il y ait des acteurs issus de minorités ethniques dans la distribution.

Marc Cassivi: La moitié de la population montréalaise est issue de l'immigration, de première ou de deuxième génération. On ne voit pas ça à l'écran!

Frédéric Pierre: Et on se demande pourquoi les jeunes ne se reconnaissent pas dans la télévision québécoise! Quand on va leur montrer une télé qui leur ressemble, je suis convaincu qu'ils vont s'y intéresser.