Tous les acteurs qui ont travaillé sous la direction du metteur en scène Christian Lapointe vous diront la même chose. Qu'il est intense, passionné, généreux, fougueux et que parfois, dans le feu de l'action, il s'enflamme et s'embrase. C'est d'ailleurs ce qu'il fait en ce moment même dans les coulisses du TNM où, en attendant sa grande première jeudi, il met la touche finale à un Pelléas et Mélisande ni très classique ni très catholique.

Mais revenons à cette image de feu qui, dans bien des cas, relève du cliché artistique. Or dans le cas de Christian Lapointe, le feu n'est pas une image ni un cliché. C'est un souvenir douloureux.

À l'hiver 1998, en plein Carnaval de Québec où il avait été engagé comme cracheur de feu, Christian Lapointe a pris feu. Littéralement.

Le futur metteur en scène n'avait que 19 ans, un âge précoce pour voir la mort d'aussi près. Transporté d'urgence à l'hôpital, Lapointe est passé à un cheveu d'y rester. Heureusement, au moment de l'accident, il portait un masque de cuir qui l'a empêché d'être défiguré. Sur le cou et le torse, en revanche, il a dû subir comme tous les grands brûlés plusieurs greffes qui sont encore apparentes 20 ans plus tard.

Prise de conscience

Je ne raconte pas cette histoire pour son aspect sensationnaliste, mais bien parce qu'il s'agit d'un événement fondateur dans la vie et l'oeuvre de Christian Lapointe. C'est d'ailleurs lui qui me l'affirme dans un coin retiré du hall du TNM où nous nous sommes réfugiés.

«J'ai compris à 19 ans que je pouvais mourir, une prise de conscience qui me serait sans doute venue beaucoup plus tard dans la vie. J'ai compris par la même occasion que je n'avais pas de temps à perdre.»

Tellement pas de temps à perdre que dès sa sortie de l'hôpital, Lapointe s'est lancé à corps perdu dans le théâtre d'avant-garde, multipliant les projets où les personnages portaient des masques, comme un hommage inconscient au masque qui lui a sauvé la vie et le visage.

Fuir les conventions

Christian Lapointe a aujourd'hui 37 ans. C'est à coup sûr le jeune metteur en scène le plus en vue de sa génération. Celui qui figurera sans doute un jour parmi les grands qui l'ont inspiré et influencé. Il en cite quatre dont il se réclame avec gratitude: Robert Lepage, chez qui il a appris l'art de la transformation, Denis Marleau, pour la fréquentation des mots, des grands textes et des oeuvres difficiles, Wajdi Mouawad, qui l'a accompagné dans ses premiers pas au Centre national des arts à Ottawa, et Brigitte Haentjens, dont il fut le protégé.

Lapointe, qui est aussi un acteur à ses heures, sinon un athlète de l'extrême (qu'on se rappelle l'événement Tout Artaud), a déjà à son actif une vingtaine de mises en scène déjantées, énergiques et troublantes, tant à Montréal qu'à Québec, sa ville natale où il vit toujours. Enfin, quand il n'est pas en train de monter un nouveau projet.

Ajoutez à cela une dizaine de mises en scène à l'intention des étudiants de l'UQAM ou de l'École nationale. Car Christian Lapointe est aussi un pédagogue-né qui sait transmettre à ses étudiants le goût du risque et qui les encourage goulûment à fuir les conventions pour mieux partir à la recherche d'eux-mêmes. À ce chapitre, je connais quelqu'un qui a fait partie d'une de ses mises en scène à l'UQAM et qui en est ressorti transformé à jamais.

Au fil des ans, Lapointe a d'ailleurs mis au point une méthode d'enseignement: «Je m'intéresse à ce que sont les acteurs plutôt qu'à ce que font leurs personnages. Je veux qu'ils partent d'eux-mêmes avant toute chose. Ce n'est pas toujours évident pour eux. Ils cherchent tous une forme de validation dans le regard de l'autre. Ils veulent plaire, ce qui n'est pas toujours une bonne idée. Idéalement, je leur donne quelque chose avec lequel ils partent pour en faire autre chose.»

Cette quête de la validation et du succès, Christian Lapointe avoue qu'elle l'a habité un temps avant qui'il s'en guérisse. «Mais pas de manière agressive ni sans rejeter l'autre. Au contraire, en restant toujours en relation avec l'autre, mais en continuant à faire ce que je voulais faire et non pas ce qu'on attendait de moi. Je sais que ma manière ne correspond pas aux conventions et qu'elle représente une forme de résistance, mais je ne cherche jamais à provoquer. À bousculer peut-être, mais pas à provoquer.»

Pelléas et Mélisande

Dans le fond, la recette de Lapointe est simple: il n'accepte jamais de commande et ne fait que des projets émanant de ses désirs et délires. Ainsi en est-il pour Pelléas et Mélisande, cette pièce en cinq actes du maître du théâtre symboliste, Maurice Maeterlinck. On peut à juste titre se demander pourquoi un metteur en scène de 37 ans, né et élevé au Québec, s'intéresse à un texte écrit il y a 124 ans par un symboliste belge qui a vécu à Nice une grande partie de sa vie. 

Mais c'est une fausse question. Lapointe a trouvé dans cette pièce ce qu'il voulait bien y trouver: «D'abord la qualité de l'écriture qui est d'une incroyable précision. On a l'impression que Maeterlinck a tordu de l'ébène dont il a tiré une précieuse encre alchimique.»

«Pelléas et Mélisande, c'est comme un condensé de tout Shakespeare. On y retrouve autant Roméo et Juliette que Hamlet, Othello et Macbeth.»

«Mais ce qui me touche avec ce texte, c'est que c'est l'histoire d'une femme qui s'est enfuie d'un monde d'hommes où il fait froid et où les gens meurent de faim, un monde qui n'est pas sans rappeler le monde où nous vivons», ajoute-t-il.

Ce que Christian Lapointe ne dit pas, c'est que dès le lever du rideau au TNM, ce qu'il restera de Maeterlinck aura été complètement transformé, dynamité, revisité et joyeusement trahi et travesti. Nous ne serons pas en 1893, mais en 2016 dans un TNM converti en garage avec les acteurs, Sophie Desmarais, Éric Robidoux, Marc Béland et le guitariste du groupe Plants and Animals, avec des micros, des projections, des envolées lyriques, des apartés, des mises en abyme, du pop, du rock, du Debussy et du Schöenberg, tout cela né de l'imagination délirante et foisonnante de Christian Lapointe.

«Mon père est un entrepreneur en construction qui construit des maisons et moi aussi, dans le fond, je construis des maisons, sauf que les miennes sont éphémères et à la fin, elles s'effondrent», dit-il avec un grand sourire malicieux.

Un jour, peut-être que Christian Lapointe finira par construire sa propre maison, par se ranger et se caser comme le font tous les créateurs à un certain âge. Pour cela, il lui faudra d'abord éteindre le feu incandescent qui brûle en lui. Ce n'est pas demain la veille.

Christian Lapointe en chiffres

1978: L'année de sa naissance, le 10 juillet.

19: L'âge qu'il avait lorsqu'il a failli être brûlé vif au Carnaval de Québec.

2: Montréal et Québec, les deux villes où il a tenu et réussi à présenter la plupart de ses pièces.

28: Le nombre de tomes de l'oeuvre d'Antonin Artaud qu'il s'était donné le défi de lire jusqu'à épuisement dans l'événement Tout Artaud au FTA au printemps dernier.

57 heures et 36 minutes: Le nombre d'heures et de minutes pendant lesquelles il a lu Artaud avant de déclarer forfait.

25 janvier 2016: Jour où il entreprendra une résidence artistique sans précédent à l'École nationale de théâtre où, jusqu'en décembre prochain, il va enseigner dans tous les programmes de la section française. Et sans doute faire la joie de plusieurs jeunes aspirants acteurs.