Les Québécois «ne se souviennent pas de l'histoire» des luttes indépendantistes, souligne leur compatriote Robert Lepage, qui fait revivre leurs combats en invoquant son enfance dans une pièce intimiste, 887, présentée à Paris, avant Rome et Barcelone.

«Les années 60 et 70, c'est mon enfance et le début de mon adolescence et c'est en même temps l'enfance et l'adolescence du mouvement souverainiste», raconte l'artiste de 57 ans. «Aujourd'hui on décortique ça avec des historiens mais je me souviens des enlèvements, des bombes (du Front de Libération du Québec), des tensions sociales, des rapports de classe.»

La devise «Je me souviens» figure sur toutes les plaques d'immatriculation de la Belle Province, mais Robert Lepage estime que «bien que le débat soit encore très vivant, les gens ne se souviennent pas d'où ça vient. Ils sont souverainistes parce qu'ils sont francophones, ils défendent leur langue, mais l'histoire, ils ne s'en souviennent pas».

«C'était une lutte de classes au départ», rappelle-t-il, «l'ouvrier parlait français et le patron parlait anglais». À l'époque, le père de Robert Lepage est chauffeur de taxi. Père de famille nombreuse, lourdement endetté, il travaille comme un fou et «s'identifie à cette lutte des classes». «Mais en même temps, il avait appris l'anglais parce qu'il avait servi dans la marine pendant la guerre sous le drapeau britannique, donc il vivait toutes ces contradictions, ce problème identitaire».

«Vive le Québec libre!»

Lorsque le président français Charles de Gaulle effectue sa visite historique et lance son «Vive le Québec libre!» le 24 juillet 1967, Robert Lepage a 9 ans. «Mon père nous avait emmenés au défilé, de Gaulle avait traversé tout le Québec en décapotable en saluant comme ça, avec la main. Québec-Montréal c'est deux heures et demie de voiture alors vous imaginez!»

S'il évoque les soubresauts de l'époque, 887 n'est pas un spectacle politique. «Je n'ai pas voulu prendre position, ou faire la morale à qui que ce soit mais je me rendais compte que je ne pouvais pas parler des années 60 et de mon enfance sans qu'il y ait l'écho de tout ça» raconte-t-il.

Sur scène, une maison de poupée géante représente l'immeuble du 887 rue Murray, où le petit Robert a grandi, dans le quartier Montcalm de la ville de Québec. On voit les habitants s'agiter derrière les fenêtres grâce à des minividéos, le taxi miniature du papa passe devant l'immeuble. L'immeuble - le «building» dit-il - est comme un cerveau avec ses deux hémisphères, où on entrerait par effraction.

Comme toujours dans les pièces du prestidigitateur Lepage, le décor et les lumières enchantent, l'émotion affleure, toute en retenue.

À Toronto, où la pièce a été jouée en anglais en juillet, avant Paris, Rome et Barcelone, le spectacle a profondément touché le public anglophone, peu au fait des événements fondateurs du débat souverainiste.

«Je voulais que ce soit bien compris des Canadiens anglais, qui étaient un peu à l'extérieur de tout ça. Les spectateurs disent que tout ça a été occulté du discours canadien anglais, les gens sont très heureux d'avoir un témoignage plus personnel vu à travers les yeux d'un enfant ou d'un adolescent», explique-t-il.

Outre ses pièces en tournée (887, primé au dernier Festival d'Edimbourg, Pique et Coeur, deux opus de sa spectaculaire tétralogie Jeux de cartesLes aiguilles et l'opium) Robert Lepage dirige des ateliers avec la compagnie française du Théâtre du Soleil en vue d'un spectacle, à l'invitation d'Ariane Mnouchkine.

«Ariane, c'est maman pour moi!» s'exclame-t-il. «J'ai été très influencé par elle et par son théâtre», mélange de travail collectif, d'improvisation et de grandeur. Mais chut! Le projet, encore secret, n'est pas encore programmé.