Les deux premiers volets de la tétralogie «Jeux de cartes», de Robert Lepage, Pique et Coeur, seront représentés à partir de la semaine prochaine à la TOHU, un an après leur création. La Presse s'est entretenue avec l'actrice anglaise Kathryn Hunter, véritable révélation de la pièce Coeur.

Elle incarne tour à tour une grand-mère algérienne, un jeune enfant et la femme du magicien français Jean-Eugène Robert-Houdin. L'actrice caméléon Kathryn Hunter, née à New York de parents grecs, a grandi en Angleterre où elle est devenue l'une des actrices de théâtre les plus respectées de Londres.

Avec son physique atypique - elle est minuscule - et sa voix rocailleuse, Kathryn Hunter est une habituée des transformations du corps. Elle a interprété le rôle de Richard III au Théâtre national de Londres, mais aussi celui de la cracmolle Arabella Figg, voisine des Durssley dans le film Harry Potter et l'Ordre du phénix.

En ce moment, elle se trouve au Théâtre des Bouffes du Nord de Paris (le théâtre de Peter Brook), pour la production de Fragments, des courtes pièces de Samuel Beckett. Outre son travail avec le célèbre metteur en scène anglais, l'actrice de 58 ans a notamment collaboré avec Julie Taymor et Hideki Noda.

Qu'est-ce que vous aimez du travail de Robert Lepage?

J'aime beaucoup l'approche de création collective de Robert. Et puis j'ai toujours été transportée par ses projets. Quand j'ai vu son adaptation de Midsummer Night's Dream au Théâtre national de Londres, j'ai eu l'impression d'être dans un rêve. J'en ai vu, des adaptations de Midsummer... et je n'ai jamais ressenti quelque chose de pareil. D'abord, visuellement, il y avait quelque chose de magique, mais Robert a aussi une façon unique de jouer avec le temps.

Vous parlez des sauts dans le temps?



Oui, il y a les sauts dans le temps qui sont très audacieux, mais je pense par exemple à une scène de Lipsynch où il neige et où on voit l'intérieur d'une librairie à travers une baie vitrée. Il parvient à capter ce temps universel. Puis, quand on rentre dans la librairie, on entre dans le temps réel. Celui qui fait tic tac. Robert parvient à créer ces moments-là sur scène, à créer ces différents rapports que nous avons avec le temps.

Dans Coeur, vous interprétez de nombreux personnages. Ce n'est pas la première fois, c'est même très fréquent...

Oui, c'est vrai. J'ai beaucoup travaillé avec le Théâtre Complicité, qui fait du théâtre assez anticonformiste. J'ai joué des rôles d'enfants, de vieux et même celui d'un chimpanzé! On peut s'imaginer un personnage de la façon qu'on veut. Ce n'est pas obligatoire de répondre à des critères esthétiques, de genre ou d'âge. C'est l'âme du personnage qui m'intéresse. Si on a une bonne idée de l'intérieur du personnage, on peut représenter son extérieur. C'est pour ces raisons que j'ai joué Richard III, même si c'était complètement fou!

Vous avez quand même un talent extraordinaire pour vous glisser dans la peau de personnages très différents. C'est votre formation à RADA (The Royal Academy of Dramatic Art) qui vous a entraînée à ça?

C'est sûr que ma formation à la RADA a été déterminante. C'est une formation de théâtre physique. On nous apprend que c'est le corps qui raconte une histoire. Mais il faut aussi être ouvert, être toujours prêt à apprendre et à écouter. Il ne faut jamais se dire: ça y est, je l'ai, c'est dans le sac. J'imagine que le mantra de mon directeur à RADA, «trouver la vérité», y est aussi pour quelque chose. Mon travail avec Peter Brook a aussi été déterminant.

Dans quel sens? Parlez-nous de votre travail avec lui...

Ça fait au moins huit ans qu'on travaille ensemble. Peter travaille beaucoup sur l'humain. Tout ce qui peut nuire ou interférer à l'expression de l'humanité d'un personnage, il s'en débarrasse. Tout ce qui pourrait nous empêcher de voir à l'intérieur de cette personne, il l'enlève. Par exemple, nous ne jouons jamais avec des costumes ou du maquillage. Donc on peut se sentir un peu nu, un peu dépourvu comme acteur. C'est une façon d'aller chercher la vérité d'un personnage, ce qu'il a de plus vulnérable.

Vous avez déjà confié à un quotidien anglais qu'un accident de voiture avait influencé votre façon de jouer. Qu'est-ce qui s'est passé?

Ce fut un accident terrible. J'avais 27 ans et j'étudiais en art dramatique. Je me suis cassé un bras et le dos, j'ai eu un pied complètement écrasé et un poumon perforé. Je ne pensais plus pouvoir marcher. Mais j'ai poursuivi ma formation et j'ai pris conscience de mon corps et de tout son potentiel. Mes jambes étaient très faibles, j'en ai gardé des séquelles, mais j'ai travaillé le haut de mon corps! Ça m'a rendue très consciente de chacun de mes mouvements. C'est cliché, mais c'est vrai: ces limitations m'ont poussée plus loin dans mon jeu.

Dans Coeur vous travaillez avec des acteurs qui viennent d'un peu partout dans le monde: un Québécois, un Canadien, un Italien, un Marocain... C'est inhabituel, non?

Pour certaines compagnies, oui, mais je dois avouer que, pour moi, c'est la norme. J'ai toujours travaillé dans ces environnements multiculturels. Même quand je fais des mises en scène, j'embauche des acteurs de plusieurs pays. Pour que ça traduise un effet universel. Je crois que nous sommes un microcosme du monde et ça doit se refléter sur scène. Robert travaille dans le même esprit. Dans Coeur, c'est très bien mélangé et j'adore ça. Je partage aussi la scène avec mon mari Marcello Magni!

Lequel de tous les personnages que vous jouez dans Coeur vous procure le plus de plaisir?

J'aime bien le rôle de la grand-mère algérienne. J'ai grandi avec des personnes âgées autour de moi. Je ne sais pas au juste pourquoi, mais j'ai toujours eu des affinités avec les vieilles personnes. Je suis aussi très heureuse de pouvoir jouer le rôle de cette femme musulmane, surtout dans le contexte actuel [les attentats au journal Charlie Hebdo]. C'est une période trouble pour cette communauté.

Pique, du 3 au 10 février, et Coeur, du 18 au 28 février, à la TOHU.