Pour souligner ses 40 ans, le Carrousel reprend l'une de ses pièces phares, Petit Pierre, inspirée de la vie et l'oeuvre de Pierre Avezard. La Presse revient sur l'histoire fascinante de cet homme infirme devenu malgré lui une figure incontournable de l'art brut. Une histoire adaptée pour la scène en 2002 par la dramaturge Suzanne Lebeau.

Il était sourd, muet et borgne. Pierre Avezard, surnommé Petit Pierre, est né au début du siècle dernier en France, dans le village de Fay-aux-Loges, dans le Loiret. Dès l'âge de 7 ans, sa mère le retire de l'école, où les enfants se moquent de ses infirmités. C'est sa soeur Thérèse qui lui apprendra les rudiments de la lecture et de l'écriture.

Dès lors, et pour le reste de sa vie, il a gardé les vaches dans une ferme.

«Même les autres garçons vachers se moquaient de lui», nous raconte l'auteure Suzanne Lebeau, qui a eu un coup de foudre en lisant l'histoire de Petit Pierre. «Il a décidé de dormir dans l'étable avec ses vaches», rappelle l'auteure du Bruit des os qui craquent, qui abordait le thème des enfants-soldats.

On raconte même que le jeune homme s'est bricolé un lit suspendu à une poutre! Car malgré ses handicaps, Pierre Avezard était brillant et créatif. À partir des matériaux de brocante dont il disposait, il a construit, sur une période de 40 ans, le petit manège qui porte son nom et que l'on peut voir au Musée de la Fabuloserie, à Dicy, en France.

Une centaine de figurines de fer-blanc, des carrousels d'avions, des tracteurs, des chars d'assaut, mais aussi des vaches et des fermes, autant de scènes qui défilent et s'animent grâce à un système de courroies et d'engrenages activés par un moteur. Le tout surmonté d'une tour Eiffel de 23 m de hauteur!

«Le premier objet qu'il a fabriqué était un dispositif servant à distribuer des betteraves à ses vaches», détaille Suzanne Lebeau.

«C'était un esprit inventif, créatif. Ce plus petit des êtres humains, de son champ de vaches, a raconté avec son manège le XXe siècle. En utilisant toutes sortes de matériaux: le bois, le fer, le caoutchouc, le plastique...»

De nombreuses pièces du manège proviennent d'ailleurs des débris d'un avion allemand qui s'est écrasé dans un champ voisin pendant la Seconde Guerre mondiale. Petit Pierre s'est également inspiré des visites à Paris qu'il faisait accompagné de son jeune frère Léon, qui a travaillé comme technicien en aéronautique.

L'histoire de Petit Pierre, touchante, a d'ailleurs fait l'objet d'un court métrage réalisé par Emmanuel Clot en 1980. Le jeune cinéaste - mort à 31 ans à la suite d'un accident de voiture - a filmé pendant 7 minutes le fameux manège que les habitants des villages voisins venaient voir tous les dimanches à la ferme de La Coinche.

Visite de la Fabuloserie

Suzanne Lebeau a mis la main sur un livre publié par la Fabuloserie, qui a récupéré l'installation de Pierre Avezard en 1987, cinq ans avant sa mort, en 1992.

«Tous les enfants peuvent s'identifier à Petit Pierre, nous dit Suzanne Lebeau. Parce que tous les enfants, un jour ou l'autre, ont senti qu'ils ne sont pas tout à fait conformes à ce qu'on attend d'eux. Même si Petit Pierre a eu un destin tragique et qu'il a vécu à l'extrême l'exclusion et le rejet.»

À la fin des années 90, Suzanne Lebeau part en France à la rencontre du jeune frère de Pierre, Léon. Elle visite la Fabuloserie, dirigée par Caroline Bourbonnais (morte l'an dernier) et fait la rencontre d'un passionné d'art brut, qui a contribué au sauvetage du manège de Pierre Avezard, Laurent Danchin.

À son retour à Montréal, elle cherche de mille et une façons à donner la parole au personnage de Pierre. «Chaque fois, dit-elle, ça sonnait faux.»

À la suggestion du metteur en scène Gervais Gaudreault, elle a décidé de narrer son histoire par l'entremise de deux conteuses (Maude Desrosiers et Émilie Dionne): une première qui raconte la petite histoire de Pierre, et une deuxième qui raconte la grande histoire du XXe siècle qu'il a traversé.

Les deux rôles sont confiés à des femmes, «pour témoigner de l'amour qu'il a reçu des femmes de sa vie, notamment sa mère et sa soeur, qui l'ont beaucoup aimé». La présence de Petit Pierre (Ludger Côté) est subtile, presque une ombre. «C'est à travers son manège qu'on le découvre», indique Suzanne Lebeau.

Reproduire le manège

Le dispositif scénique représente ledit manège: une immense plateforme pivotante, manipulée par Nicolas Rollin, sur laquelle apparaissent progressivement quelques-uns de ses objets mythiques, comme «L'homme qui bois son verre de vin». Gervais Gaudreault a notamment reproduit les inscriptions du manège, fautes d'orthographe incluses.

Qu'est-ce qui explique le succès de cette pièce traduite en trois langues et jouée plus de 200 fois depuis sa création?

«La passion soulevée par l'histoire de Petit Pierre est contagieuse, parce qu'il s'agit d'un cri de la vie que tous les enfants doivent ressentir, estime Suzanne Lebeau. Le besoin de se réaliser et d'être quelqu'un envers et contre tout. Petit Pierre avait tout pour n'être rien et personne, et il est devenu quelqu'un qui s'inscrit dans nos têtes, nos coeurs et nos mémoires.»

À la Maison Théâtre du 14 au 25 janvier. Pour les 8 à 12 ans.

Suzanne Lebeau reçoit une bourse du CALQ

Suzanne Lebeau recevra jeudi la bourse de carrière du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ). Une bourse destinée aux créateurs «dont l'apport à leur discipline a permis le renouvellement du langage artistique».

Concrètement, elle recevra une somme de 60 000$ répartie sur une période de deux ans, afin d'écrire un livre relatant les 40 dernières années de création du Carrousel. «Je veux analyser mes textes précédents en m'attardant au processus créatif, à ce qui a touché les adultes et les enfants.»

L'auteure de Gretel et Hansel, Une lune entre deux maisons, Gilles ou encore Salvador travaille actuellement à une nouvelle pièce, Alice, qui fait le récit de la mort d'un enfant.