Après Seuls, Wajdi Mouawad présente Soeurs dès mardi soir au Théâtre d'Aujourd'hui. C'est le second volet de son cycle domestique qui regroupera cinq solos autour d'un membre de sa famille. Pour le soutenir dans la création et interpréter les multiples personnages de Soeurs, l'auteur et metteur en scène a fait appel à Annick Bergeron, l'inoubliable Nawal dans Incendies.

«Magnifique tour de force d'Annick Bergeron qui, plus de deux heures en scène, joue deux personnages qui semblent se fondre en une seule soeur courage», a écrit un critique français à propos de la création de Soeurs de Wajdi Mouawad, en septembre dernier au Grand T de Nantes, théâtre du Pays de la Loire où le plus québécois des Libanais est artiste associé.

En parallèle avec son grand projet grec de monter toutes les tragédies connues de Sophocle, Wajdi Mouawad travaille à un cycle plus intime et personnel, «domestique», qui sera composé de cinq pièces d'une cartographie familiale. Entamé en 2008 avec Seuls, il sera complété par Frères, Père et Mère.

«Soeurs met en scène une et plusieurs femmes», dit en entrevue Annick Bergeron, amie et complice de l'artiste depuis Incendies, créée en 2003. D'abord, elle est Nayla, soeur aînée de Mouawad, qu'Annick Bergeron connaît bien pour l'avoir côtoyée pendant deux années à la demande de l'auteur. La comédienne l'a observée, écoutée et filmée.

«Nayla a 50 ans et est l'aînée d'une famille de trois enfants, dont la mère est morte il y a longtemps et le père ne s'est jamais remis de son exil. Elle a donc tenu sa famille à bout de bras», explique Annick Bergeron.

Avec la collaboration de l'actrice, Wajdi a donc fait de sa soeur un personnage de théâtre. «On s'est amusés à explorer toutes sortes de pistes dramaturgiques. Je voulais bien jouer (pour la première fois) dans un solo, mais pas avec toute la lumière sur moi. Je fais donc des personnages de composition, dont Nayla, bien sûr, mais aussi Geneviève Bergeron, une spécialiste de la médiation en zones de conflits internationaux qui va donner une conférence à Ottawa.»

Mais dehors, la tempête paralyse la capitale nationale; la femme est prisonnière de sa chambre d'hôtel. Soudain, tous les objets parlent en anglais dans la chambre. Cette femme parfaitement bilingue, qui accordait peu d'importance au choix de parler anglais ou français, se voit confrontée au «doux endroit de la langue maternelle».

«Alors la langue n'a plus uniquement une fonction utilitaire, de communication, explique la comédienne. Elle nous constitue émotivement, à partir des premiers mots qu'un enfant entend au berceau...»

«Si la langue est un territoire, combien d'entre nous sont des exilés linguistiques au Québec, poursuit-elle. Geneviève va vivre une crise terrible, comme si elle était porteuse d'un exil intérieur qu'elle ne soupçonnait pas. Elle va éclater.»

Sans événement

Annick Bergeron souligne au passage qu'elle joue des personnages pas flamboyants, qu'elle appelle «de beaux petits personnages sans événement», mais dont les petits riens sont aussi universels que les grandes actions des héros de la mythologie grecque sur laquelle travaille Wajdi Mouawad depuis Des femmes de Sophocle.

«Il n'y a rien que j'aime plus que de me dissimuler derrière un personnage de composition. Plus jeune, je ne voulais jouer que des héroïnes. En vieillissant, je préfère la mythologie du monde ordinaire. Et le théâtre est le lieu idéal pour donner la parole à ces personnages qu'on voit dans les pièces de Tchekhov», dit Annick Bergeron.

Wajdi Mouawad n'a jamais été un auteur tchékhovien. Au contraire, son écriture est fulgurante. Elle possède énormément de souffle, avec des phrases très longues, des répétitions et de nombreuses séquences.

«Pendant les répétitions d'Incendies, j'ai demandé à Wajdi pourquoi je devais répéter trois fois la même séquence dans une réplique. Était-ce nécessaire? Il m'a répondu: «C'est essentiel.» Car les Libanais répètent toujours trois fois: «Je te le dis, Fahim! Je te le dis, Fahim! Je te le dis, Fahim!» Ça fait partie du souffle oriental de son écriture.»

Toutefois, dans Soeurs, l'auteur propose une écriture plus épurée, avec des situations moins exacerbées, tout en demi-teintes.

Même s'il s'agit de la première nord-américaine d'une création écrite et mise en scène par lui, Wajdi Mouawad, réfugié quelque part en Grèce, n'a accordé aucune entrevue aux médias québécois...

Le Québec ne paraît plus sur son écran radar théâtral depuis que Mouawad s'est installé en France? «Au contraire, Wajdi est encore très, très attaché au Québec, rétorque Bergeron. La preuve, c'est qu'il travaille encore beaucoup avec des acteurs québécois. C'est une question d'affinités: il aime vraiment la façon de travailler des interprètes d'ici. Et son père et sa soeur vivent à Montréal.»

Après avoir tué sa famille et exorcisé son passé de guerre et de violence, Mouawad semble y revenir avec son cycle intime. Mais avec un regard tendre, sans aucune colère. «Il me fait penser à un jeune qui va faire le tour du monde, puis, des années plus tard, décide de rentrer à la maison», conclut Bergeron.

Heureux qui, comme Wajdi, a retrouvé son Ithaque!

Au Théâtre d'Aujourd'hui, du 13 janvier au 7 février.