Hasard ou coïncidence, l'automne montréalais est tchékhovien. D'abord avec ces deux productions de La cerisaie. Puis avec deux adaptations des Trois soeurs: Villa Dolorosa, mise en scène par Martin Faucher le mois dernier, et Andreï ou le frère des trois soeurs, que Justin Laramée s'apprête à créer. Sans les trois soeurs.

Lire Tchekhov est une fabuleuse expérience qui peut vous mettre à l'envers. Voir du Tchekhov en est une qui peut être frustrante. À cause de la lourdeur, l'ennui et l'immobilisme des personnages. Treplev, Ivanov, Andreï, autant de héros en veille qui ont la capacité de changer le cours des choses, mais qui finissent tous par regarder le train passer. Ça peut être décourageant.

«C'est anti-théâtral, convient Justin Laramée, mais oui, c'est fabuleux. Nous, on a pris cette lenteur, cette immobilité, ce non-jeu, mais on l'a ramassé en 1h05. Pour aider le spectateur à s'accrocher. Mais il faut garder des longueurs, sinon on n'est pas fidèle à Tchekhov. Les actes manqués et les maladresses de ses personnages sont importants.»

Justin Laramée et Olivier Aubin, qui cosignent cette adaptation, se sont concentrés sur le personnage d'Andreï, le frère des trois soeurs, qu'ils ont tous les deux interprété durant leur formation en jeu. Justin au Conservatoire, Olivier à Sainte-Thérèse. «C'est lui qui représente l'espoir d'un changement dans la pièce d'origine, mais qui s'enlise, comme tous les autres», nous dit Justin Laramée.

«Le personnage d'Andreï est vu comme un lâche, poursuit l'auteur de Transmissions. Nous, on a plutôt fait le pari que c'était un surdoué. C'est quelqu'un d'instruit, c'est un philosophe, un littéraire, un violoniste. On s'est dit qu'il avait le profil de quelqu'un qui pouvait avoir le syndrome d'Asperger. Quelqu'un de doué, mais qui a un côté asocial et improductif.»

Andreï l'inutile

Exit les trois soeurs, donc, les créateurs ont isolé Andreï - interprété par Olivier Aubin - pour mieux comprendre son inutilité. «Ce qu'on propose, c'est un spin off des Trois soeurs, explique Justin Laramée. On a sorti Andreï de la pièce pour avoir son point de vue sur ce qui s'est passé.» Certaines répliques des soeurs (Macha, Olga et Irina) ont été enregistrées sur une bande-son, pour contextualiser le récit.

Dans la pièce originale, les trois soeurs rêvent d'aller à Moscou, mais elles ne s'y rendront jamais, tandis que dans la version de Justin Laramée et Olivier Aubin, elles y sont.

Pendant presque toute la durée de la pièce, Andreï est seul dans sa chambre, insiste Justin Laramée.

Au lieu de réunir les 14 personnages de la pièce, l'auteur et metteur en scène s'est limité à trois d'entre eux. Entre autres pour des raisons économiques. On retrouvera Andreï, sa femme Natacha (interprétée par Émilie Gilbert) et Tcheboutykine, médecin alcoolique, amoureux fou de la défunte mère des trois soeurs, qu'incarnera le comédien Denis Gravereaux.

«Natacha est perçue comme une castrante, explique Justin Laramée, alors qu'elle est tout simplement dans l'action. Il y a un arbre qu'elle ne trouve pas beau, elle le fait couper pendant que les autres réfléchissent... Dans ce sens, quand elle est entourée de gens qui sont dans la réflexion, elle les domine. En fait, c'est la moins immobile des personnages, d'où l'intérêt de l'opposer à Andreï.»

Fuite masculine

Au fond, il s'agit d'une pièce sur la fuite masculine, conclut Justin Laramée.

«Je voulais qu'on ressente de l'empathie pour cet homme qui fuit. Je voulais expliquer que ses vices sont les conséquences de quelque chose. Sa femme le trompe, mais il ne fait rien. Il boit de plus en plus, il prend du poids, il a des dettes de jeu, mais il continue de jouer. Il a des enfants, mais il ne sait pas trop comment s'en occuper. Bref, on a cherché le chemin qui a mené à son immobilisme.»

Au final, le résultat est le même puisqu'Andreï s'enlise, non? «Pas vraiment, répond Justin Laramée. Au lieu de le laisser sombrer dans cet immobilisme, on voulait lui donner la possibilité de s'en sortir. Pour devenir un homme et s'assumer dans sa masculinité, il aura deux choix: fuir pour rejoindre ses soeurs à Moscou ou tuer l'amant de sa femme en duel.»

Justin Laramée estime néanmoins avoir été fidèle à l'esprit tragicomique de Tchekhov. «On arrive à la même conclusion que lui, mais on a voulu porter un regard actuel sur cet immobilisme.»

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À l'Espace libre, du 30 octobre au 9 novembre.