«Peut-être qu'on est seulement du matériau de remplissage entre les grands esprits comme Shakespeare et Derrida ou Copernic et Sartre. Peut-être que l'humanité doit produire des tonnes de matériau de remplissage avant qu'un Mozart, un Darwin ou un Einstein puisse naître», songe Andrej, frère aîné des trois soeurs sur lesquelles se concentre la pièce Villa Dolorosa.

Sa réplique résume parfaitement l'ennui, les espoirs déçus et l'immobilisme dans lesquels s'embourbe sa famille entière. Olga (Geneviève Alarie) passe ses jours à faire un boulot qui l'ennuie. Irina (Marilyn Castonguay) reste prisonnière d'un mariage qui l'ennuie. Mascha (Anne-Élisabeth Bossé), quant à elle, s'ennuie tout court du haut de ses 25 ans...

L'Allemande Rebekka Kricheldorf s'est librement inspirée des Trois soeurs de Tchekhov pour écrire Villa Dolorosa. En transposant cet univers dans le monde contemporain, elle grossit les traits des personnages et étend une grosse couche d'humour noir sur leur inertie, illustrée par trois tableaux qui racontent trois anniversaires successifs de Mascha.

Martin Faucher, qui signe la mise en scène, a attrapé la balle au vol et manipule avec une belle férocité l'humour noir du texte, s'autorisant même à jouer avec les codes du vaudeville. Sans cette approche ludique, bien que d'un cynisme hallucinant, Villa Dolorosa serait d'une lourdeur encore plus déprimante.

Rebekka Kricheldorf dépeint en effet des êtres emprisonnés dans leur passé, dans la nostalgie d'une jeunesse révolue, mais surtout incapables de se secouer les puces pour améliorer leur sort. La scénographie de Max-Otto Fauteux, avec ce plateau monté sur des cadavres de livres et ces cadres vides au mur, montre aussi éloquemment l'absence de perspective des personnages qui, faute de mieux, boivent en se jurant que, l'an prochain, ils danseront...

Ce monde, on le connaît. Ne remettons-nous pas à demain, nous aussi, ce qu'on devrait faire aujourd'hui? N'espérons-nous pas que nos vies changent sans oser faire les gestes qu'il faut, par manque de courage... ou par peur de perdre le petit confort ennuyeux dans lequel on vit? Ne renions-nous pas, nous aussi, des siècles de culture pour se contenter du miroir de nous-mêmes ou, pire, des freak shows qu'offrent la télévision?

Martin Faucher dirige avec assurance cette grande fête triste où s'illustrent tout particulièrement les interprètes des trois soeurs empruntées à Tchekhov. Villa Dolorosa a un ton résolument actuel (la traduction québécoise est signée Sarah Berthiaume) et place les spectateurs devant un choix: ouvrir une bouteille de vodka ou se grouiller le derrière.

> Jusqu'au 12 octobre, au théâtre Espace Go