«Avec le temps, on n'aime plus», chantait Léo Ferré. Les deux protagonistes de L'Éclipse voudraient ne pas tomber dans ce piège que la vie nous tend... Or, la mère et la fille de la pièce de Joyce Carol Oates repoussent l'amour à coups de sarcasmes, de conflits et de reproches. Mais elles persistent à habiter ensemble tout au long de ce drame intimiste.

Le texte de la prolifique auteure new-yorkaise, traduit par Maryse Warda, soulève des questions fondamentales sur la famille, le vieillissement, le féminisme, entre autres. Malheureusement, la production du Groupe La Veillée, à l'affiche du Prospero, ne lève pas vraiment. Malgré la présence lumineuse d'Andrée Lachapelle, la mise en scène lourde et poussive de Carmen Jolin évacue l'intensité dramatique.

D'entrée de jeu, l'auteure construit avec habileté les traits de ses personnages. La vieille mère excentrique, en révolte contre la vieillesse et le conformisme; sa fille trentenaire, en contrôle, froide et rationnelle, devenue la mère de sa mère et qui lui reproche son comportement.

Le sérieux du propos de L'Éclipse n'empêche pas l'humour ni les répliques acides. La mère, confrontée à une travailleuse sociale (Debbie Lynch-White) qui insiste pour faire un rapport sur son degré d'autonomie, lui lancera: «Est-ce que j'ai l'air de quelqu'un du troisième âge? J'ai peut-être pris de l'âge... mais je ne serai jamais troisième!»

Perruque rousse, vêtements aux couleurs criardes, tantôt gamine, tantôt tragique, Andrée Lachapelle incarne avec brio Muriel (elle répète à sa fille de l'appeler par son prénom et non «maman»). Ce (beau) personnage refuse l'abîme de la vieillesse ou de la dégénérescence physique et mentale. Au grand dam de sa fille, Stéphanie (Ansie St-Martin, très juste), qui croit que les excès de sa mère ne sont que folie et perte d'autonomie.

Joyce Carol Oates a imaginé des femmes qui lui ressemblent, provenant du milieu universitaire de la deuxième moitié du XXe siècle. Deux femmes également brillantes, indépendantes et libres. La mère a été professeure en sciences à l'université à une époque où les femmes demeuraient à la maison. La fille est une auteure féministe, conférencière et militante politique. Mais un fossé les sépare. Et il n'est pas générationnel. Muriel vit dans le présent, saisissant l'instant comme on enlace un amant. Stéphanie carbure à l'amertume du passé et à la promesse du futur.

Sans tomber dans la psychologie facile, on devine qu'elles sont toutes deux seules et malheureuses. La mère attend la grande histoire d'amour qu'elle n'a jamais connue. Elle dit correspondre avec un bel Espagnol romantique, comme Blanche Dubois espérait son armateur millionnaire... Stéphanie, de son côté, s'illusionne dans un idéalisme puéril, car toujours en quête de reconnaissance.

Au bout du compte, «on se définit sur Terre par qui on aime et qui nous aime», dira-t-elle. Hélas, il leur est si difficile de nommer un être cher.

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L'Éclipse de Joyce Carol Oates. Au Théâtre Prospero, jusqu'au 19 mai.