On connaissait Brigitte Haentjens, la créatrice rigoureuse, au parcours artistique cohérent. La metteure en scène sensible et habitée par les oeuvres des Koltès, Müller et Büchner... Or, on ignorait qu'elle était aussi un grand chef d'orchestre! Son Opéra de quat'sous, présenté à l'Usine C par la compagnie Sibyllines, est pratiquement sans fausses notes.

Avec doigté et précision, la metteure en scène a dirigé une vingtaine d'interprètes dans un spectacle qui s'apparente à un fabuleux cabaret post-expressionniste. Et tous ces acteurs - du plus petit personnage aux rôles principaux - sont investis fortement et complètement dans la même proposition (ce qui n'est pas toujours le cas, lorsqu'il y a autant de monde sur scène).

Inspiré de L'opéra des gueux de John Gay (1728), L'opéra de quat'sous de Bertolt Brecht a été créée (dans le chaos et l'anarchie) en 1928 à Berlin, un an avant le Krach boursier de Wall Street. Ironiquement, le triomphe de L'opéra de quat'sous (l'oeuvre a rendu mondialement célèbre Brecht) ne fera que renforcir le sentiment anticapitaliste de son auteur: il se convertira au marxisme jusqu'à sa mort, en 1956.

Les huit tableaux de ce théâtre musical (Bernard Falaise dirige la belle partition de Kurt Weil) racontent le mariage de Mackie le couteau, chef de gang des bandits (Sébastien Ricard, solide et rigoureux dans le travail) avec Polly Peachum (Ève Gadouas, superbe voix et gestuelle mi-ange-mi-démon), la fille de l'«ami» des mendiants. Mais ce dernier (Jacques Girard, génial et grotesque dans un grand rôle de composition!), par crainte de perdre les profits de son «entreprise» s'oppose au mariage. Or, il n'est pas le seul à être contrarié: dans la jungle de la ville peuplée de putes, de truands, de policiers corrompus et de manipulateurs, c'est la guerre! À tous les jours...

Montréal, 1939

Brigitte Haentjens a fait appel à Jean-Marc Dalpé pour adapter l'histoire dans le red light montréalais en 1939 (la traduction y va un peu fort en café dans le joual, toutefois). Le texte fait référence aux rues, aux endroits et à l'actualité de l'époque: des manigances du maire Camilien Houde au cortège royal de George VI dans la métropole.

Or, la proposition ne fait pas que «clarifier les enjeux de la pièce»: elle nous tend un miroir. Pour Brecht, cette «jungle» urbaine est le reflet du capitalisme sauvage et de son mépris des valeurs humaines. Mackie incarne un gentleman cambrioleur qui annonce le criminel à cravates d'aujourd'hui, les bandits de la finance qui abusent des petites gens. Mais ce n'est pas qu'une pièce anticapitaliste: c'est aussi une fable philosophique sur le vice et la vertu, l'érotisme et la mort. Condamné à la pendaison, Mack, au lieu de fuir à New York, se réfugie dans un bordel... Et s'y fera arrêter par la police.

Le spectacle (très chorégraphié) devient magique dans les scènes où les corps semblent décomposer, tenir péniblement en équilibre: le numéro de la trahison avec Céline Bonnier (Jenny) et Ricard, dans une émouvante danse de distance et de rapprochement; les tableaux expressionnistes chez les putains aux visages blafards qui exposent leurs corps désarticulés, comme dans les toiles d'Egon Schiele ou d'Otto Dix.

Finalement, il faut saluer les concepteurs: Angelo Barsetti aux coiffures-maquillages, YSO aux costumes, Anick La Bissonnière à la scénographie, Guy Simard à la lumière. Un magnifique travail d'équipe de création qui donne du grand théâtre!

L'Opéra de quat'sous, à l'Usine C, jusqu'au 11 février.