L'enfance laisse des traces, des stigmates et des blessures qui hantent l'adulte que nous devenons. Or, personne ne réagit pareillement à son bagage familial. Comme le dit si bien l'auteur Christian Bobin: «L'enfant est à l'adulte ce que la fleur est au fruit. Et la fleur n'est pas certitude du fruit.»

Alors, bien sûr, l'enfance est un terreau fertile à l'écriture dramatique. Dans Orphelins, oeuvre percutante créée il y a deux ans au Festival d'Édimbourg, que le Théâtre de la Manufacture présente dans une excellente traduction de Fanny Britt, le Britannique Dennis Kelly expose les répercussions tragiques d'une enfance malheureuse.

Liam et Helen ont perdu en bas âge leurs parents dans un incendie. Orphelins, ils ont réagi très différemment au drame et à la suite des choses - familles d'accueil, multiples déménagements, problèmes à l'école, etc.

Toutefois, l'intérêt d'Orphelins, c'est que le drame intime est lié à des enjeux sociaux plus vastes: racisme, délinquance, violence, peur de la différence. Pour Kelly, les blessures de l'enfance laissent des marques profondes. Des marques qui sont, tous les jours, visibles dans les rues de nos villes.

Des acteurs remarquables

La pièce commence alors qu'Helen et son conjoint Danny préparent un souper à la chandelle, profitant de l'absence de leur fils de 5 ans, en visite chez ses grands-parents paternels. Les amoureux habitent un quartier chaud d'une métropole multiculturelle non nommée (Manchester ou Montréal, tout est partout pareil...). À travers la fenêtre, on voit les tours et les lumières de la ville. On devine que le couple se sent protégé de la rudesse extérieure dans son domicile confortable et «chaleureux».

Soudain, surgit Liam, très fébrile, visiblement intoxiqué, le t-shirt imbibé de sang. Il s'excuse d'interrompre la soirée du couple. Il lui raconte avoir aidé un jeune homme blessé dans le voisinage. Son histoire est tordue et elle change constamment. De plus, Liam n'a pas le type du bon Samaritain. Il ressemble davantage à un cocktail explosif de violence et de fragilité, de manipulation et de vulnérabilité.

Sa soeur le défend, prétextant qu'il a toujours été «malchanceux». Helen refuse que son conjoint alerte la police... Pour protéger son frère, elle va même se transformer en véritable mégère.

Lequel de ces deux fruits d'une enfance perdue est amer et lequel est sucré? La question est ouverte.

Le metteur en scène Maxime Denommée a dirigé de main de maître ses trois acteurs qui offrent une performance remarquable à La Licorne. Étienne Pilon est bouleversant d'intensité et de vérité dans la peau de Liam. L'acteur nous dirait qu'il sort du Refuge des jeunes, on le croirait sur parole. Évelyne Rompré est troublante en Helen, cette femme qui a tout fait pour échapper à son destin. Steve Laplante est convaincant jusque dans ses silences. Cet acteur de fond, qui a joué dans plusieurs pièces de Wajdi Mouawad, joue ici l'un des plus beaux rôles de sa carrière. Son monologue final, alors que Danny, trahi et brisé, se détache de ce qu'il aime le plus au monde, constitue assurément les cinq minutes les plus bouleversantes de la rentrée théâtrale.

On ressort d'Orphelins troublé, la tête pleine de questions, un peu démuni devant notre incapacité à colmater le fléau galopant de la misère urbaine. Mais le théâtre, comme disait Brassard aimant citer Genet, est justement là pour poser des questions, pas pour donner des réponses.

Orphelins, de Dennis Kelly, jusqu'au 18 février à La Licorne.