Qu'arriverait-il si le chasseur, par excès de patriotisme, ne laissait pas filer Blanche-Neige? Ou si la Belle au bois dormant rechignait à s'offrir sans condition au bellâtre qui vient de la tirer du lit de la mort? Elfriede Jelinek (La pianiste) explore ces possibilités dans deux courtes pièces d'une écriture que le metteur en scène Martin Faucher juge d'une «intelligence démoniaque».

L'univers des contes de fées s'étend dans un vaste de domaine aux frontières précisément délimitées par le «il était une fois» du début et le «ils vécurent heureux jusqu'à la fin des temps» de la fin. Entre ces deux pôles immuables, le prince peut combattre un dragon et la princesse subir la jalousie de sa marâtre, chacun sait dans en for intérieur que cela se terminera par un baiser qui fera soupirer d'aise nos petits coeurs mous.

Elfriede Jelinek doit avoir le myocarde un peu plus coriace que la normale. Sa littérature n'est pas faite de bons sentiments, comme en fait foi son roman La pianiste (adapté au cinéma par Michael Haneke), et si elle s'attarde aux princesses de contes de fées, c'est pour mieux les transporter dans l'arène de la lutte des sexes et tordre le cou à leur prévisible destin.

«Ses oeuvres sont l'expression de différentes luttes de pouvoir et de domination», dit le metteur en scène Martin Faucher, à propos de la dame de fer des lettres autrichiennes. Puis, il ajoute: «On dirait que, comme c'est une femme et qu'elle mêle tout ça avec les pulsions sexuelles des hommes et des femmes, sa littérature passe facilement pour une forme de pornographie et de perversion.»

Elfriede Jelinek n'est pas une figure facile à cerner. Née d'un père juif dans un pays au passé nazi, elle a été marquée par le féminisme et le communisme, est réputée misanthrope et agoraphobe. Critique virulente de la société autrichienne, elle s'est fait des ennemis jusque dans l'académie qui désigne le prix Nobel de littérature: en 2005, un an après qu'elle eut remporté la prestigieuse distinction, l'un des jurés a démissionné en jugeant son oeuvre indigne d'une telle récompense.

Martin Faucher a lui-même gardé ses distances face à l'oeuvre d'Elfriede Jelinek, qu'il n'a découverte que l'an dernier lorsque Denis Marleau a dirigé Sylvie Léonard dans Jackie, à Espace Go. Plongée fantasmée dans la tête de l'icône américaine, la pièce fait partie d'un corpus intitulé Drames de princesses, articulé autour de mythes féminins anciens et contemporains. Il s'attaque à son tour à deux pièces du cycle, Blanche-Neige et La Belle au bois dormant, avec Sophie Cadieux comme principale interprète.

Double jeu

Elfriede Jelinek ne réécrit pas les deux contes. Ses deux courts textes se concentrent sur deux face à face: celui de Blanche-Neige et du chasseur, ainsi que celui de la Belle avec son prince charmant. La naïveté de l'une se heurte à la brutale autorité du chasseur et l'autre interroge avec insistance un «sauveur» imbu de lui-même qui se désigne comme son «créateur».

De ces «contes pour enfants qui ont mal grandi», le metteur en scène dit qu'ils procèdent d'une écriture «d'une intelligence démoniaque». «Au départ, on a un objet intellectuel et froid puis, tout à coup, on trouve une zone riche et chaude», expose-t-il. C'est à force de les lire et de «saigner du cerveau», comme il le dit, qu'il a fini par les aborder à la manière de «tableaux cubistes».

Sophie Cadieux, qui incarnera les deux princesses (avec Éric Bruneau et Sébastien Dodge comme vis-à-vis) a décrit ces textes comme du «burlesque métaphysique». On pressent d'ailleurs que Martin Faucher, qui place les deux pièces dans un même mouvement qui rend compte d'une «traversée de l'évolution féminine» au XXe siècle, en soulignera le caractère ludique. Sa Blanche-Neige gardera d'ailleurs quelque chose du théâtre de marionnettes. «Pour moi, c'est un spectacle sur l'identité», résume Martin Faucher, qui juge que les codes du conte constituent un ancrage important pour entrer dans ces textes.

Il voit aussi des correspondances entre la société autrichienne qu'Elfriede Jelinek critique et la nôtre. «Il y a une certaine droite qui s'installe dans ce nouveau pays qu'est le Canada, car j'ai la conviction qu'on a un nouveau pays depuis les élections du 2 mai dernier, insiste-t-il. Un nouvel ordre s'installe, une méfiance envers l'autre et un désir de mettre de l'ordre.» Il est de toute évidence loin d'être certain que ce chapitre de l'histoire ressemblera à un conte de fées.

Blanche-Neige et La Belle au bois dormant, du 13 septembre au 8 octobre à Espace Go.

Un rôle stimulant au FTA

Faire partie de l'équipe de programmation du Festival TransAmériques (FTA) constitue un rôle stimulant et inspirant, selon Martin Faucher. Son rôle de conseiller artistique ne lui donne toutefois pas seulement l'occasion de voir ce qui se fait de meilleur dans le monde, il lui permet de mesurer l'ampleur des défis à relever pour le théâtre québécois.

«Montréal a un désavantage: la distance. En Europe, il suffit de prendre un TGV ou un avion pas cher pour aller voir un artiste dont on entend parler, expose-t-il. Le défi pour les artistes de théâtre au Québec, c'est d'être au diapason de ces créateurs-là. Pas pour les imiter, mais pour prendre acte de leurs recherches.

Il trouve «confrontant» ce contact avec le théâtre d'ailleurs, mais surtout stimulant. «Il faut favoriser au maximum ces échanges et les propositions artistiques différentes», affirme-t-il, tout en étant conscient des moyens avec lesquels les théâtres d'ici doivent travailler.

Néanmoins, il juge qu'il y a «trop d'économique qui entre en ligne de compte dans l'artistique» et souhaite que les politiciens qui sont capables de soutenir un projet de salle symphonique ou le labeur d'un espoir olympique prennent un jour réellement conscience des besoins du théâtre, un art qui demande notamment du temps.

L'ancien président du Conseil québécois du théâtre (2005-2009) dit avoir croisé bien des décideurs «sympathiques» aux demandes du milieu, mais n'avoir pas encore rencontré les personnes «qui ont une compréhension réelle» des défis auxquels est confronté l'art qu'il pratique.